Dans le cas qui nous occupe, c’est la tentative de mainmise sur l’appareil militaire-sécuritaire qui doit nous préoccuper. Dans la dernière semaine, on a vu un président déchu entamer son « lame duck session » (jargon politique pour décrire les derniers mois avant une transition de pouvoir post-électorale) en se lançant dans une vaste purge au sein des Départements de la Défense et de la Justice. Il a d’abord congédié son secrétaire à la Défense Mark Esper, qui avait commis le crime de lèse-majesté de tenir tête à son patron en refusant l’option de déchaîner les forces armées sur leurs propres concitoyen.ne.s à Portland et à Kenosha. Son remplaçant? Christopher Miller, un ancien Béret vert de l’armée américaine (les célèbres Forces Spéciales) recyclé en « contracteur » dans l’industrie de la défense, terme javellisant pour décrire les mercenaires des temps modernes. Mais, surtout, un loyaliste de l’administration Trump.
Le nouveau sous-secrétaire de Miller? Anthony Tata, un ancien général qui a par la suite baroudé dans l’administration publique. Rien de bien impressionnant. Mais il possède un atout majeur qui lui ouvre les portes de la haute fonction publique fédérale : il est un ardent défenseur de Trump depuis les premiers jours. En 2017 et en 2018, il a colporté sans cesse des théories de complot autour de l’allégeance réelle d’Obama, le qualifiant tour à tour de musulman dans le placard, de sympathisant du Hamas et de « candidat mandchou » soutenu par les islamistes radicaux. Sur les ondes de Fox News en 2018, il a traité l’ex-directeur de la CIA John Brennan de « communiste » et lui a suggéré sur Twitter une liste de moyens pour mourir, du peloton d’exécution à la suggestion que ce dernier « suce son pistolet ».
Rappelons que Haspel a par le passé dirigé des prisons clandestines et des « black sites » en Asie du sud-est et au Moyen-Orient, qu’on pourrait aussi qualifier de havres de torture.
Ces manœuvres marcheront-elles? Probablement pas – l’appareil militaire-sécuritaire, comme toute machine bureaucratique, est constituée de milliers de pièces mouvantes si bien qu’un petit nombre qui refusent de suivre le mouvement peuvent saboter l’ensemble. Et nombre de ses pièces critiques, dont le chef d’état-major Mark Milley, ont déjà réaffirmé publiquement leur loyauté envers la Constitution et non l’individu qui siège dans le Bureau Ovale.
Mirage progressiste
Sont-ce vraiment les actions d’un président élu par le peuple et pour le peuple pour « assécher la mare »? Remarquons que ça n’a pas empêché Mathieu Bock-Côté d’écrire dans Le Figaro que le peuple a voté pour Trump et les élites pour Biden. Il faut souligner que dans ce récit, disons, simplifié, ces « élites » progressistes sont ceux qu’on baptise les « mondialistes », mot-paravent pour désigner les intellectuels, les artistes et les journalistes qui seraient des traîtres à la Nation par leur reconnaissance du caractère cosmopolite d’un monde relié de bout en bout.
Tant qu’à se faire arnaquer par le 1%, autant que ce soit par « les nôtres ». Les « patriotes » qui se réclament de l’anti-mondialisme ne renient donc pas le capitalisme sauvage qui caractérise la mondialisation, tout en niant l’urgence climatique, considérée comme le Cheval de Troie du socialisme. Et là, on voit bien ce qui se cache derrière tant de haine et de racisme – le bon vieux « Péril rouge ». Bref, la plupart des anti-mondialistes carburent davantage à la haine de l’autre qu’à l’amour de soi.
Mais ne nous laissons pas berner par le mirage progressiste – ne passons pas ici sous silence la prose du fils spirituel de Bock-Côté, Jérôme Blanchet-Gravel, qui écrivait récemment dans le magazine Le Verbe que « le progressisme [du 21e siècle] sera américain, ou ne sera pas ». Durant la campagne électorale, Trump aura respecté au moins une tradition politique républicaine : celle de brandir le spectre de « la gauche radicale » et des « antifa » pour décrire ses adversaires démocrates.
Mais cessons de croire une fois pour toutes en ces mythologies politiques si chères aux progressistes libéraux : les Démocrates et les Républicains représentent la même facette d’un empire fondé sur la profonde conviction de son propre exceptionnalisme. Déjà, un nom circule comme éventuelle secrétaire à la Défense d’une administration Biden : Michele Flournoy. Dans un article du journal Foreign Affairs publié en juin dernier, elle défendait l’idée d’une escalade de la force en Mer de Chine australe en suggérant que les forces américaines projettent la possibilité d’anéantir la marine chinoise en 72 heures afin de compenser une perte d’influence diplomatique dans la région.
On apprenait aussi la semaine dernière que la campagne de Biden avait reçu 74 millions de dollars en dons de la part de firmes de Wall Street, soit près du quadruple de ce qu’a pu lever Trump. Au lendemain de la soirée électorale, les marchés boursiers ouvraient en hausse.
Et si même les progressistes américains doivent jurer allégeance au Léviathan capitaliste, ils doivent aussi prononcer leur profession de foi envers le sionisme, si « libéral » soit-il. L’an dernier, la journaliste indépendante Abby Martin, animatrice de la série The Empire Files sur TeleSur English (chaîne pan-latinoaméricaine) voyait son invitation à prononcer une conférence à la Georgia Southern University annulée après son refus de signer une promesse de ne pas critiquer l’État d’Israël, en vertu d’une loi de l’état qui a également banni l’organisation pro-palestinienne BDS (Boycott, désinvestissement et sanctions). En février 2020, elle entamait une poursuite contre l’état et l’université en vertu de la liberté d’expression, considérant cette promesse comme un serment d’allégeance de facto envers un pays étranger.
Comme les régimes W. Bush et Trump, Les deux dernières administrations démocrates furent des machines politiques impériales au service d’intérêts particuliers qui ont tout simplement donné un vernis progressiste à leur immobilisme complice face aux saccageurs et autres pilleurs de richesses. Et si ce récit vous semble familier, c’est parce que nous sommes pris à l’intérieur d’un même système.
Et pour mes ami.e.s et camarades du Moyen-Orient, des Caraïbes et d’Amérique latine, la transition à la Maison-Blanche ne changera à peu près rien.