Le 14 octobre dernier, Louise Arbour et François Crépeau, respectivement l’ancienne représentante du Secrétaire général des Nations Unies pour les migrations, et l’ancien rapporteur spécial des Nations Unies pour les droits de l’homme des migrants, cosignaient une lettre publiée par La Presse. Ils y livraient un plaidoyer pour la régularisation des personnes sans papiers. Au-delà des considérations humanitaires, une logique économique sous-tend leur position.
Au Canada, la dernière grande régularisation de personnes sans papiers remonte à 1986. Le statut de près de 85% des 28000 demandeurs d’asile alors sur le territoire avait été régularisé.
« Depuis, les gouvernements successifs refusent de procéder à une nouvelle régularisation, avec l’argument – jamais démontré – que régulariser attire davantage de personnes en situation irrégulière, avance François Crépeau, également professeur en droit public international à l’Université McGill. Le raisonnement est absurde: personne ne veut vivre dans la marginalité, sans conditions de travail décentes ni protection sociale. Et ce n’est pas l’hypothétique perspective d’une régularisation généralisée qui change ça, croit-il. Ce qui attire les migrants, ce sont les emplois. Or, en Amérique du Nord comme en Europe, des millions d’employeurs sont prêts à employer des migrants sous la table. Et les instances d’inspection du travail ne les sanctionnent quasiment pas. »
Clandestinité structurelle
Le Canada, comme les pays d’immigration du Nord global, se sont habitués aux avantages économiques liés à la présence de travailleurs sans statut. Les secteurs de l’agriculture, de la santé ou de la construction emploient une main d’oeuvre qui glisse entre les mailles des filets sociaux et fiscaux. « Si on veut transitionner ces secteurs, et y voir des travailleurs traités selon les normes du code du travail, estime François Crépeau, il faut leur en donner les moyens en les subventionnant. »
En 2005, l’Espagne régularisait 625300 travailleurs sans papiers – décision alors économique plus qu’humanitaire, visant notamment à accroître les recettes fiscales du pays. Des permis de travail renouvelables ont été émis aux centaines de milliers de travailleurs sans papiers qui se sont déclarés. Le Maroc, la Grèce, l’Allemagne, entre autres, ont procédé dans la dernière décennie à des exercices comparables.

Les États-Unis estiment à près de 10 millions le nombre de personnes sans statut sur le territoire. Une donnée obtenue grâce au recensement. Les enveloppes budgétaires distribuées par le gouvernement fédéral aux états et aux municipalités sont entre autres déterminées par le nombre de résidants. Les administrations locales encouragent donc les sans-papiers à se déclarer.
« Ailleurs, y compris au Canada, on ne veut pas connaître le nombre de personnes en situation irrégulière, croit François Crépeau. Parce que si l’on avait une estimation officielle, on demanderait des comptes. J’ai entendu le chiffre de 250000 il y a 30 ans. Si la proportion est similaire à celle des États-Unis, on serait à environ 1,1 million. Dans les couloirs, le chiffre de 500000 circule. Mais personne n’en sait rien. »
Pour le professeur en droit public international à l’Université McGill :
La réticence des autorités n’a pas de fondement scientifique au plan de la sociologie de la migration, mais elle en a un au plan de la sociologie électorale. La démocratie électorale vient avec une limite structurelle. Si vous ne votez pas, vous ne comptez pas. Les politiques migratoires sont faites par des non migrants – les politiciens, pour des non migrants – leurs électeurs. […] Si le droit de vote était rattaché à la résidence et non pas à la citoyenneté – à l’instar de tous les autres droits sociaux – les migrants prendraient position quant aux décisions qui les concernent directement. Il y a tout un travail à faire pour faire comprendre qu’être sans papier est une infraction facilement réglable administrativement – pas un crime. »
Momentum
La pandémie a fait sortir de l’ombre nombre de travailleurs migrants sans statut, « nous forçant à reconnaître que ce sont des travailleurs essentiels », dit Louise Arbour. La fermeture de la frontière et la baisse considérable du nombre de demandeurs d’asile arrivant au pays qui en résulte représente pour elle une occasion unique de se pencher sur un exercice de régularisation des personnes déjà présentes au pays.
« L’argumentaire qui soutient la régularisation est moins idéaliste que pragmatique. […] Ce n’est pas dans notre intérêt d’avoir une société où des gens ne sont pas documentés, sont exploités, et ne payent pas d’impôts (sauf taxe de vente). Ce n’est pas dans notre intérêt de ne pas savoir combien de personnes sont actuellement sans statut. […] L’étanchéité des frontières est problématique du point de vue du droit international humanitaire, selon lequel refuser l’entrée à des demandeurs d’asile n’est pas justifiable. Hissons-nous à la hauteur de l’image que nous, Canadiens, aimons projeter, à savoir celle d’un pays accueillant. Et du même fait, élevons-nous à la hauteur de nos intérêts. »