Au Canada, une mesure temporaire de renvoi direct soulève des questions de droit humanitaire international.

Frances Ravensbergen se rendait au chemin Roxham chaque semaine – jusqu’à la pandémie. Avec d’autres résidents du coin, elle s’est engagée dans l’organisation Créons des ponts – Bridges Not Borders. Ses visites à la frontière ont cessé début avril 2020. « Il ne s’y passait plus rien », raconte-t-elle au bout du fil. Depuis, l’organisation se concentre sur la diffusion d’informations via son site web. Les courriels arrivent par dizaines, depuis le printemps dernier.

On ne nous demande pas “Est-ce que c’est possible d’entrer par Roxham?”, mais plutôt “S’il vous plaît, dites-moi que je peux venir au Canada”. Les gens sont désespérés. On reçoit plus de demandes de ce type depuis le début de la pandémie, et encore plus depuis l’été. »

« Le Haut Commissaire a reconnu [d’emblée] le caractère extrême de la situation, qui fait en sorte que les pays doivent apporter des changements drastiques à la gestion de leurs frontières – avec raison, déclare en entrevue Denise Otis, cheffe de bureau pour le Haut Commissariat aux réfugiés des Nations unies (HCR) à Montréal. Mais les persécutions continuent. La protection internationale reste importante et il faut, dans la mesure du possible, éviter de fermer les frontières [aux réfugiés].»

Le gouvernement canadien a initialement envisagé d’encadrer l’accueil des demandeurs d’asile par une mise en quarantaine, avant de se rétracter. Depuis le 21 mars 2020, un arrangement particulier avec les États-Unis prévoit que les demandeurs sont refoulés vers les États-Unis, mais pourront déposer leur demande au Canada une fois la frontière rouverte. Une mesure temporaire toujours en vigueur.

Entre le 21 mars et le 13 octobre 2020, 175 demandeurs d’asile ont été renvoyés aux États-Unis, d’après l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC), et 29 ont été accueillis en vertu d’une des trois exceptions à la mesure temporaire de renvoi direct (personnes apatrides, mineurs non accompagnés ou citoyens américains).

Ce qui les attend aux États-Unis reste flou. « Certaines personnes sont livrées à elles-mêmes, d’autres sont remises aux agents frontaliers américains, observe l’avocate Maureen Silcoff pour l’Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés (ACAADR). Nous savons, par nos homologues américains, que des personnes ont été envoyées en détention. À partir de là, il est difficile de garder une trace et de connaître leur sort. L’accès aux centres de détention est encore plus ardu du fait de la pandémie. »

Vives inquiétudes quant au sort des réfugiés

Une situation qui préoccupe les organisations de défense de droits, compte tenu du sort habituellement réservé aux demandeurs d’asile par les États-Unis.

« Les États-Unis ne respectent pas les engagements ou le droit internationaux en matière de protection des personnes migrantes et réfugiées, affirme France-Isabelle Langlois, directrice générale de la section francophone d’Amnistie Internationale Canada. (…) Conditions de détention déplorables, familles séparées, peu voire pas d’accès aux avocats et interprètes, menaces d’expulsion qui se réalisent souvent sans pouvoir revendiquer un statut de réfugié en fonction du droit international. (…) L’ensemble des gouvernements américains, y compris démocrates, participent depuis des décennies à la détérioration de l’État de droit. (…) Nos inquiétudes quant à la santé et la sécurité des personnes migrantes aux États-Unis sont décuplées par le contexte de pandémie. »

Sous l’administration Trump, les arrestations et déportations de personnes sans statut régulier ont augmenté. Le renvoi au pays d’origine, en dépit des risques encourus, est davantage appliqué. Enfants détenus, séparés de leurs parents dont on ne parvient plus à retrouver la trace, femmes victimes d’hystérectomies forcées en détention: c’est sur la base de telles pratiques que les organisations de défense de droits lèvent le drapeau rouge et pressent le Canada de cesser de renvoyer les demandeurs d’asile aux États-Unis.

Photographie composite, Michel Huneault Frontière canado-américaine, entre les lacs Memphrémagog et Champlain.

Entrave au droit humanitaire international?

La fermeture temporaire de la frontière « contrevient aux engagements du Canada sur la scène internationale, à tous les outils que le Canada a signés » (notamment la Convention relative au statut des réfugiés et la Convention contre la torture), estime France-Isabelle Langlois.

« Environ 168 pays ont complètement ou partiellement fermé leurs frontières, et 113 les ont maintenu ouvertes, indique Denis Otis. Le HCR a demandé aux gouvernement concernés que ces mesures soient temporaires et qu’il y ait au moins des garanties de protection. C’est à dire que les personnes renvoyées ne soient pas soumises à un risque pour leur vie ou de persécution. Le gouvernement Canadien a assuré le HCR que ces garanties existent, mais nous n’avons pas eu accès aux documents qui les contiennent. »

France-Isabelle Langlois estime que « la garantie que les autorités américaine ne les mettront pas en détention et ne les déporteront pas n’est pas du tout effective. La tendance est plutôt de détenir automatiquement ces personnes-là et d’enclencher le processus habituel. Si ces personnes, selon les critères américains, doivent être retournées dans leur pays, elles le sont. Au printemps dernier, des personnes refoulées ont été détenues et menacées d’expulsion. »

Quel risque pour le Canada?

L’accueil de demandeurs d’asile représente-t-il un risque documenté pour la santé publique? À cette question, le service de communications d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) répond par courriel que « le gouvernement du Canada prend les mesures nécessaires pour protéger la santé et la sécurité des Canadiens et de ses employés, y compris la mise en place de distanciation physique, d’isolement et de restrictions de voyage pour réduire la propagation de la COVID-19. »

Mary-Liz Power, attachée de presse au cabinet du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, avance que « tout voyageur non essentiel représente un risque potentiel dans le contexte de santé publique.»

Les demandeurs d’asile devraient-ils être considérés comme des voyageurs essentiels, eu égard aux règles de droit humanitaire international? C’est ce que défend l’ACAADR :

Des personnes entrent au Canada aux fins d’affaire, des joueurs de hockey traversent la frontière, d’autres voyageurs viennent pour participer à des tournages. Malgré les restrictions, la frontière reste en partie ouverte, observe Maureen Silcoff. Les réfugiés font face à une situation intenable. La santé publique doit être préservée, mais ce n’est pas incompatible avec l’accueil de réfugiés, d’autant plus que la pandémie a drastiquement fait baisser le nombre d’arrivées. »

Les nouvelles se propagent vite au sein des réseaux de migrants. L’annonce de la fermeture temporaire de la frontière canadienne aux demandeurs d’asile a tracé son chemin. Entre le 1er avril et le 30 septembre 2019, la GRC a intercepté 9139 personnes à un point d’entrée non officiel à la frontière entre le Québec et les États-Unis. En 2020, pour la même période, ces interceptions sont tombées à 120.

Photographie composite, Michel Huneault Frontière canado-américaine, entre les lacs Memphrémagog et Champlain. .

« Éviter de fermer les frontières n’est pas incompatible [avec la santé publique], ajoute Denise Otis. On peut à la fois protéger la population et les gens qui en ont besoin, par la mise en place de protocoles. Preuve en est que les gens qui entrent au Canada sont soumis à une quarantaine. Les protocoles sont opérationnels. »

« À Plattsburgh, il arrive que des agents des services frontaliers américains sollicitent une organisation de citoyens venant en aide aux migrants, ne sachant pas quoi faire des personnes renvoyées par le Canada, raconte Frances Ravensbergen. Mais nous perdons la trace de la plupart d’entre elles. »

« Les demandeurs d’asile qui ne sont pas détenus après renvoi aux États-Unis par le Canada se retrouvent dans les limbes, renchérit Maureen Silcoff. Ils n’ont pas forcément les moyens financiers de retourner là où ils vivaient, ni de permis de travail, pas de quoi subvenir à leurs besoins. Ils se retrouvent dans des situations d’une extrême précarité. »

Et disparaissent du radar, occultés par l’un des angles morts de la pandémie.
L’Entente sur les tiers-pays sûrs (ETPS) en Cour d’appel fédérale
– 2017: Recours intenté contre l’ETPS par trois individus et trois organisations (AI, le Conseil canadien pour les réfugiés et le Conseil canadien des églises).
– 20 juillet 2020 : la Cour fédérale déclare l’ETPS inconstitutionnelle et remet en cause le caractère sûr des États-Unis. Elle donne six mois au gouvernement pour prendre les dispositions nécessaires en vue du terme de l’ETPS le 22 janvier 2021.
– 21 août 2020: le gouvernement fait appel de la décision.
– 23 octobre 2020: la Cour d’appel entend les parties afin de statuer sur la tenue d’une audience en appel.
– 26 octobre 2020: la Cour statue que l’appel est recevable et sera entendu dans la semaine du 22 février 2021.

En vertu de l’ETPS en vigueur entre le Canada et les États-Unis depuis 2004, les personnes cherchant asile doivent déposer leur demande dans le premier pays sûr dans lequel elles se trouvent. Conséquemment, en se présentant à un point d’entrée officiel à la frontière terrestre avec les États-Unis, elles se voient refuser l’accès au Canada, les États-Unis étant considérés comme un pays sûr. Par contre, si elles se trouvent en territoire canadien, elles peuvent y déposer leur demande. C’est essentiellement ce qui motive les passages irréguliers par des points tels que le chemin Roxham.

Les défenseurs de l’ETPS estiment qu’elle permet de bien ordonner les demandes d’asile; ses détracteurs arguent que d’une part, elle provoque les entrées irrégulières (sans cette entente, les personnes souhaitant demander asile au Canada se présenteraient à un poste d’entrée officiel), et d’autre part le caractère “sûr” des États-Unis est contestable.