Dr Annie Janvier
Photo: UdeM

La Dre Annie Janvier, pédiatre au CHU Sainte-Justine et professeur au département de pédiatrie de l’Université de Montréal, est une des signataires de la «Déclaration de Great Barrington». Lancée dans plusieurs langues le 4 octobre, cette déclaration défend l’idée qu’il faut laisser le coronavirus se répandre afin d’atteindre l’immunité collective, autrement dit de le laisser infecter tellement de personnes que la contagion finirait par cesser d’elle-même.

Elle a été élaborée sous les auspices du American Institute for Economic Research, un think tank de la droite réactionnaire membre du réseau Atlas (auquel adhère l’Institut économique de Montréal). L’AIER travaille en partenariat avec un autre institut fondé par Charles Koch, un magnat du pétrole multi-milliardaire, pour faire la promotion des idées anti climat, anti santé publique, anti tout ce qui nuit à ses profits. La Déclaration Barrington a été endossée immédiatement par l’administration Trump.

«Ceux qui ne sont pas vulnérables devraient immédiatement être autorisés à reprendre une vie normale, soutient-elle. […] Les écoles et les universités devraient rouvrir pour des enseignements en présentiel. Les activités extrascolaires comme le sport devraient reprendre. Les jeunes adultes qui présentent peu de risques devraient travailler normalement plutôt que depuis chez eux. Les restaurants et les commerces devraient ouvrir…», etc.

Le Dr Anthony Fauci, le principal expert américain en maladies infectieuses, a dit que cette déclaration était non scientifique, dangereuse et totalement insensée. «Je crois que c’est une invitation à avoir des comportements qui ont le potentiel de provoquer d’énormes dommages», a déclaré la Dre Rochelle Walensky, une experte en maladies infectieuses de l’Université Harvard qui a co-signé une réplique des scientifiques à la Déclaration de Barrington. «La transmission incontrôlée chez les jeunes entraînerait des risques significatifs de morbidité et de mortalité dans toute la population», rétorquent des dizaines de scientifiques dans cette réplique. «L’immunité collective est une autre expression pour meurtre de masse», accuse William Haseltine, un ancien professeur de Harvard qui dirige une fondation sur la santé.

Quoi qu’il en soit, il s’agit d’une posture non éthique, ajoute Ruth Faden, une bioéthicienne de la Johns Hopkins University. La Dre Annie Janvier, qui est membre de l’Unité d’éthique clinique au CHU Sainte-Justine, affirme de son côté que ce sont plutôt les mesures de restriction sanitaires qui ne sont pas basées sur la science. «Ce n’est pas la science qui semble inspirer ce qui est fait contre la COVID, c’est l’opinion publique et la politique», a-t-elle déclaré au journal The Suburban, qui l’a interviewée sur son appui à la Déclaration de Great Barrington .

Le rejet de la stratégie de l’immunité collective par l’Organisation mondiale de la santé et les experts s’appuie pourtant bel et bien sur la science. Au Québec, l’Institut national de santé publique (INSPQ) et Héma-Québec ont calculé que 2,3% des Québécois avaient contracté le virus depuis le début de la pandémie . Plus de 6000 d’entre eux en sont morts. Pour atteindre l’immunité collective, il faudrait que la proportion de personnes infectées atteigne environ 60%. Cela se traduirait par des dizaines de milliers de décès supplémentaires.

«C’est une question d’immunité», dit le Dr Julien

Le pédiatre bien connu Gilles Julien a quant à lui tenu des propos ambigus sur le sujet lors d’une entrevue avec l’animateur Dominic Maurais sur les ondes de CHOI Radio-X, le 14 octobre. Il a laissé entendre que les mesures de restriction en cours depuis la fin septembre sont plus nuisibles qu’utiles, car elles empêcheraient les jeunes d’avoir une vie sociale, alors que de toutes façons le virus se propage et «qu’on développe la maladie». Selon lui, même si les écoles restent ouvertes, il y a actuellement «un confinement, on peut pas jouer sur les termes, on coupe tout pour les enfants».

«Ce confinement-là est un peu extrême, il vise tout le monde, alors on devrait être un peu plus sélectif. On pénalise tout le monde, a-t-il ajouté. […] Puis on sait que la contamination, elle va se faire qu’on le veuille ou pas, c’est une question de temps comme tous les virus. C’est une question d’immunité aussi, qui va venir pas juste avec le vaccin, mais avec le fait qu’on développe la maladie puis qu’on se défend contre la maladie. On l’a vécu, ça, avec d’autres virus.

«On peut pas fermer boutique tout d’un coup, puis dire ‘Vous existez plus, puis restez chez vous, vous faites plus de contacts sociaux, puis vous fêtez plus rien’. C’est pas possible, puis en plus l’économie, qui est en… c’est comme si on imprimait de l’argent actuellement, ça n’a aucun sens, on va se ramasser avec des dettes pendant des décennies pour nos enfants. Ça marche plus, il faut vraiment comme société qu’on se retrousse les manches, qu’on accepte les risques, qu’on favorise une vie sociale un peu normalisée.»

Selon lui, le coronavirus est «un virus un peu magique». «Mais il y en a d’autres virus, il y a pas juste ce virus-là, puis on a passé à travers d’énormes pandémies dans le monde, c’est sûr qu’on perd du monde, mais en même temps, on n’y échappe pas, c’est là pour rester, c’est là… il va y en avoir d’autres virus.»

Radio-X fait une promotion tous azimuts de la Déclaration de Great Barrington. Le Dr Julien a dit qu’il ne l’avait pas lue, mais il pouvait difficilement ignorer que cette station de radio a offert ses micros à des complotistes en guerre contre les mesures sanitaires. Ses positions rétrogrades ont été dénoncées par le maire de Québec, Hydro-Québec et de grands annonceurs institutionnels. Pendant cette même journée du 14 octobre, un autre médecin, le Dr Jean-Roch Lafrance disait à l’animateur Jeff Fillion qu’il avait signé la fameuse déclaration. «Il faut absolument miser sur l’immunité de groupe, qu’il faut atteindre le plus rapidement possible en laissant le virus circuler chez les plus jeunes», clamait le Dr Lafrance, un anesthésiologiste .

L’Association des pédiatres crie au «sacrifice générationnel»

Le Dr Julien s’est réjoui que l’Association des pédiatres du Québec ait elle aussi dénoncé le resserrement des mesures sanitaires. Selon l’Association, les restrictions en chaîne depuis le début de la pandémie risquent de provoquer «une 4e vague bien plus dévastatrice» que les autres, qui engendrerait rien de moins que le «sacrifice générationnel» des adolescents. Pourtant, ce sont bel et bien les personnes âgées qui ont été et qui sont encore les plus «sacrifiées». Faite le 5 octobre, cette déclaration survenait alors que le gouvernement peinait à convaincre les jeunes Québécois de limiter leur vie sociale pendant 28 jours…

Le 23 avril, alors que le nombre de décès provoqués par la COVID-19 atteignait des sommets dans les CHSLD, l’Association des pédiatres avait enjoint le gouvernement de tout de suite rouvrir les écoles pour le bien des enfants. «Tôt ou tard, il faudra qu’ils soient exposés au virus», affirmait-elle dans un communiqué. Message implicite: puisqu’ils tombent rarement gravement malades, laissez donc les enfants s’infecter. Une position non sans similitude avec la Déclaration de Great Barrington.

Les dirigeants de l’Association des pédiatres jugeaient préférable que les jeunes soient exposés au virus plus tôt que plus tard. Ont-ils alors réussi à influencer le premier ministre François Legault? Toujours est-il que, le jour même de leur communiqué, M. Legault adoptait le concept d’immunité de groupe. «Le concept d’immunité naturelle, ce n’est pas une question de prendre les enfants comme des cobayes, lançait-il. C’est de dire : les personnes les moins à risque, donc les personnes de moins de 60 ans, il peut y avoir une immunité naturelle qui va empêcher une vague…».

L’INSPQ a prévenu le gouvernement qu’«une stratégie visant l’obtention d’une immunité de groupe risque de causer un nombre massif d’hospitalisations et de décès». Suivant les rappels à l’ordre lancés par la Dre Theresa Tam, administratrice en chef de la santé publique du Canada, le gouvernement québécois a mis cette stratégie mortifère à la poubelle.

Bien que ne se prononçant pas pour l’immunité collective, d’autres membres en vue de l’Association des pédiatres ont systématiquement dénoncé des mesures sanitaires efficaces visant à restreindre la propagation du coronavirus. Le Dr Jean-François Chicoine s’est ainsi opposé à une des mesures les plus importantes, soit la distanciation physique. «Lâchez les deux mètres pour les moins de 18 ans!», déclarait-il à la fin de mai.

Puis, à la fin août, le président de l’Association, le Dr Marc Lebel, critiquait la demande formulée par une quinzaine de ses membres (et plus d’une centaine de médecins et d’experts québécois), qui priaient le gouvernement d’imposer le port du masque en classe, tant au primaire qu’au secondaire. Dans leur lettre ouverte, ils soulignaient que l’Académie américaine de pédiatrie suggérait cette mesure. Le Dr Lebel a alors déclaré qu’il ne fallait pas s’inspirer d’une recommandation provenant des États-Unis car, arguait-il, il s’agit d’un pays où la «pandémie n’est pas vraiment contrôlée». Or, la pandémie est encore moins contrôlée au Québec! À la mi-octobre, le taux de mortalité était de 703 décès par million d’habitants au Québec, contre 654 aux États-Unis.

De concert avec le Dr Chicoine et la Dr Marie-Claude Roy, membre du comité exécutif de l’Association des pédiatres, le Dr Lebel s’est également opposé au port du masque chez les éducatrices des services de garde. Les positions de l’Association des pédiatres du Québec tranchent non seulement avec celles de l’Académie américaine, mais aussi avec celles de la Société canadienne de pédiatrie, qui déconseille le port du masque seulement aux enfants de moins de deux ans.

Manifestement, la confusion règne au sein de cette association. Cette situation engendre des raisonnements inorthodoxes, des déclarations intempestives et des prises de position fort peu utiles, sinon nuisibles à la lutte collective contre la COVID-19 qui mobilise la grande majorité des médecins et des citoyens québécois.