Que propose Front populaire? C’est une revue d’idées qui prétend réunir tous les souverainistes, de gauche comme de droite, pour discuter d’un projet politique opposé à la mondialisation, l’Union européenne, le communautarisme, l’immigration et la gauche multiculturaliste/décoloniale. Comme le dit Onfray, « le problème n’est plus d’opposer ceux qui votent à droite et ceux qui votent à gauche, mais ceux qui croient à la France et ceux qui n’y croient pas. »
Certains diront qu’il s’agit d’une revue populiste aux contours flous, ou encore d’un vivier des reconfigurations de l’extrême droite. Je dirais pour être plus précis qu’il s’agit ici d’un espace intellectuel qui permet de réunir la « droite décomplexée » au sens de Mathieu Bock-Côté dans son essai L’empire du politiquement correct. Il s’agit de « récupérer le terrain historiquement concédé à la droite populiste », en brouillant les frontières entre conservatismes, souverainistes de gauche dissidents, droites radicales et extrême droite. Bien que Onfray rejette d’emblée l’étiquette de « rouge-brun » dans son éditorial, il est intéressant de jeter un coup d’oeil aux auteur.e.s de la revue, aux idées défendues et au projet politique d’ensemble pour en juger la valeur.
Très à droite
Tout d’abord, Thibault Isabel, ancien rédacteur en chef de la revue Krisis (foyer de la Nouvelle Droite française créée par Alain de Benoist) et actuel rédacteur en chef de la revue L’inactuelle, signe deux textes qui soutiennent qu’il faut créer un front populaire contre la mondialisation, avec un programme de relance assez marqué à gauche sur le plan économique.
De leur côté, Jean-Pierre Chevènement et Philippe de Villiers dialoguent de l’urgence de retrouver la souveraineté contre l’Europe qui « démantèle les nations ». Des entrevues avec des gilets jaunes (Jacline Mouraud, fondatrice du microparti Les Émergents, ou encore l’avocat François Boulo), côtoient les analyses économiques pertinentes de Jacques Sapir, qui défendait d’ailleurs il n’y a pas si longtemps un rapprochement entre la France insoumise (gauche radicale) et le Front national (extrême droite) pour s’opposer à l’Europe libérale. La revue Front populaire semble contribuer à cette convergence, notamment avec l’interview croisée de deux ex-insoumis Djordje Kuzmanovic et André Kotarac, lesquels ont quitté LFI récemment, soit pour créer le parti République souveraine dans le premier cas, ou pour rejoindre le Rassemblement national dans le second.
Par exemple, Eugénie Bastié considère que l’écologie est devenue « l’apanage des progressistes », et elle souhaite leur arracher cette thématique en défendant un « souverainisme vert ». Ce n’est un hasard si elle a fondé la revue d’écologie intégrale ultra-catholique Limite, et qu’elle plaide pour une écologie très conservatrice centrée sur le foyer, les frontières et l’opposition à l’avortement. De son côté, Barbara Lefevbre dénonce « l’effondrement de l’école », laquelle enseignerait à nos enfants « l’idéologie intersectionnelle tendance décoloniale et l’écologie politique radicale ». Elle propose comme solution de miser sur une « narration nationale » au coeur du cursus scolaire.
De son côté, Mathieu Bock-Côté rappelle que « le souverainisme est un nationalisme bien compris », et considère que « le destin de la France est peut-être plus lié qu’elle ne le croit à celui des petites nations » comme le Québec, lesquelles sont vulnérables, fragiles, susceptibles de se dissoudre dans la mondialisation et l’idéologie diversitaire. D’autres textes comme celui de Henri Penña-Ruiz abordent l’enjeu bien connu de la laïcité opposée au différentialisme qui libère les femmes voilées du patriarcat et les homosexuels d’une foi imposée. Jeremy Stubbs fait l’apologie du modèle britannique de Boris Johnson en matière de gestion de l’immigration, tandis que Michèle Trablat nous parle de démographie en soutenant la thèse du « Grand Remplacement » chère à la droite radicale.
Le texte le plus inquiétant à cet égard est celui d’Alexandre Devecchio, « Le jour d’après, comment éviter la partition », qui s’attaque à l’enjeu sensible des quartiers populaires et racisés en voie de ghettoïsation. Si l’auteur souligne avec raison les échecs de la politique de la ville en France, il ne propose pas de remédier à la situation par davantage d’égalité, de lutte contre le racisme et de redistribution de la richesse. Au contraire, il plaide plutôt pour des mesures ultra-autoritaires, consistant à mettre sous-tutelle des territoires afin de les confier aux préfets et aux flics! En voici un exemple:
« Dans certaines villes, seules des mesures radicales permettront de sortir de cette spirale mortifère. […] Une rupture assumée au sommet de l’État avec cet antiracisme dévoyé ainsi qu’un retour au modèle ancien d’assimilation sont un préalable absolu au redressement de ces territoires. Le caractère massif des flux migratoires a abouti à l’émergence de ghettos urbains qui tendent à devenir ethniquement et culturellement homogènes […] C’est pourquoi un ralentissement net, voire un arrêt des flux, est une condition indispensable ».
Devecchio propose de prendre l’exemple du Danemark et des politiques inspirées du Parti populaire danois, classé à l’extrême droite, mais dont les politiques en matière d’immigration furent reprises par les libéraux et socio-démocrates. Voici un échantillon des mesures ciblées à l’égard des non-nationaux:
« Le plan prévoit une série de mesures ciblées en direction des étrangers: la limitation à 30% de la proportion d’enfants immigrés dans les écoles, la limitation des habitations à loyer modique à 40%, l’interdiction aux personnes détentrices d’un casier judiciaire d’avoir accès à un logement social, des peines deux fois plus lourdes pour les caïds de banlieues, l’obligation pour les étrangers d’inscrire leurs enfants à la crèche dès l’âge de un an afin qu’ils apprennent la langue et les valeurs danoises, les absences à l’école et aux examens pourront être sanctionnées par des baisses d’allocation parentale… »
On voit bien ici que le plan du Front populaire, celui de Michel Onfray et de ses amis souverainistes, est de s’attaquer non seulement à la mondialisation néolibérale et à l’Union Européenne pour restaurer la grandeur perdue de la France, mais aussi et surtout aux « gauchistes culturels » et aux « étrangers » dont il faut à tout prix freiner l’entrée, baliser les gestes et assimiler au bon modèle national-républicain à la sauce conservatrice.
Travestir le véritable Front populaire
Pendant ce temps, la gauche reste divisée entre les tentatives incertaines de rassemblement, Jean-Luc Mélenchon qui s’accroche encore à son rôle de tribun providentiel, les Verts qui aspirent à l’hégémonie, et la gauche anticapitaliste fragmentée suite à l’essoufflement de La France insoumise. L’hypothèse du « populisme de gauche » chère à Podemos, Mélenchon, Mouffe, Corbyn et Bernie Sanders n’a pas réussi à donner les résultats escomptés, et c’est maintenant le national-populisme conservateur et autoritaire qui continue d’avancer sous le vocable travesti du « Front populaire ».
Alors que le Front populaire désignait la coalition du Parti socialiste, du Parti communiste français et du Parti radical sous la direction de Léon Blum de 1936 à 1938, le « Front populaire » de l’élection présidentielle de 2022 pourrait bien devenir une coalition ultra-conservatrice incluant Les Républicains, Debout pour la France (Dupont-Aignan), l’Union populaire républicaine (Asselineau), Les Pariotes (Philippot), les micropartis souverainistes et le Rassemblement national, sous la direction de Marion Maréchal ou de sa tante Marine Le Pen. Il ne s’agit pas de faire un pronostic sur la prochaine élection présidentielle française, mais de montrer le point d’aboutissement logique de cette nouvelle revue.
Michel Onfray, l’ex-anarchiste épicurien et nietzschéen, jubilerait sans doute de voir l’émergence d’une telle coalition, tout comme Bock-Côté qui milite depuis longtemps pour l’union des droites nationalistes et conservatrices.
Pourquoi est-il nécessaire de décortiquer cette revue française aux implications anti-progressistes? Il faut se rappeler précepte de Sun Tzu: « Connais ton ennemi et connais-toi toi-même ; eussiez-vous cent guerres à soutenir, cent fois vous serez victorieux. Si tu ignores ton ennemi et que tu te connais toi-même, tes chances de perdre et de gagner seront égales. Si tu ignores à la fois ton ennemi et toi-même, tu ne compteras tes combats que par tes défaites. »