Quelques jours plus tôt, le Dr Arruda avait dit que la transmission aérienne de la COVID-19 est négligeable. Une autre fausseté. Qui rappelle que, au début de la pandémie, il avait dit que le port du masque était dangereux. Il ne s’est jamais excusé pour cette ineptie. Il a aussi dit qu’à la mi-mars, on ignorait que le coronavirus pouvait être transmis par des personnes n’ayant aucun symptôme. Pourtant le fait était bien connu, et depuis plusieurs semaines. L’accumulation de ces bourdes amène cette question : le Dr Arruda a-t-il la compétence pour occuper la fonction cruciale de directeur de la santé publique, alors que le Québec a un des pires taux de contagion au monde?
Examinons ses déclarations une par une.
La souche prétendument plus virulente
Le 25 septembre, un journaliste a posé la question suivante lors de la conférence de presse du ministre de la Santé, Christian Dubé, et du Dr Arruda : «C’est l’automne, et le Québec est encore l’épicentre de la pandémie au pays. Pourquoi?» Voici in extenso la réponse du Dr Arruda (écouter à la 37e minute):
«Il y a plusieurs hypothèses, dont une, je vais vous dire, puis là je veux pas rentrer dans les détails trop techniques, il y a eu une étude qui a été faite sur le virus qui est rentré au Québec, qui est différent du virus qui était en Chine, qui est venu beaucoup plus de l’Europe, qui avait un taux de mortalité et de morbidité qui est plus importantes [sic], alors il y a cette souche-là, c’est pas moi qui le dis, c’est des experts qui ont fait des analyses par rapport au génotypage de la souche, ça, ça pourrait être un des facteurs. Après ça, c’est toutes sortes de facteurs sur comment est organisée une société, je veux dire… le comportement des individus, peut-être qu’on est plus rassemblés, j’ai de la misère à vous dire exactement la chose, c’est avec le temps qu’on va être en mesure de voir, mais il y a déjà des hypothèses en lien avec le fait qu’il y a des souches qui sont plus invasives, plus mortelles, qui se transmettent plus facilement que d’autres. La souche asiatique qui est arrivée en Colombie-Britannique est pas la même que celle qu’on a eue ici.»
Le Dr Arruda n’a pas dit de quelle étude il parlait. On sait seulement que quatre jours plus tôt, l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ) et le Centre de génomique de l’Université McGill avaient annoncé les résultats préliminaires de l’analyse de la séquence génétique du virus SRAS-CoV-2 responsable de la COVID-19 des premiers cas québécois. Le Dr Jess Shapiro, attaché au Centre de génomique de McGill, a expliqué que la souche la plus courante au Québec est la 614G. Il a ajouté sur son fil twitter que «Non, on ne peut pas attribuer la sévérité de l’épidémie [au Québec] à des causes génétiques.».
Fatima Tokhmafshan, une généticienne de l’Institut de recherche du Centre universitaire de santé McGill, s’est montrée plus cinglante. Quelques heures après la sortie du Dr Arruda, elle a écrit sur son fil twitter qu’il est «IRRESPONSABLE d’attribuer la façon dont se développe la pandémie à une souche [virale], plutôt qu’aux mauvaises mesures politiques». «Les preuves scientifiques montrent que cette souche [la 614G] n’est PAS plus dangereuse.» (NDLR : ses majuscules.)
La souche 614G est une mutation de la souche 614D qui a émergé en Chine. Le Dr Shapiro et Mme Tokhmafshan ont cité une étude montrant que la 614G se transmet plus facilement, mais qu’elle n’est pas corrélée à une mortalité et à une morbidité plus élevées… contrairement à ce qu’a affirmé le Dr Arruda. D’autres études vont dans le même sens. Aaron Derfel, un des meilleurs journalistes de The Gazette, mais que le premier ministre François Legault a scandaleusement vilipendé à trois reprises, a relayé leurs commentaires. «La communication par les autorités est critique pendant une pandémie, a-t-il conclu dans sa propre enfilade de tweets. Ce serait la moindre des choses que le Dr Arruda donne plus de détails sur ses affirmations […] et rende publique cette étude qu’il a évoquée [montrant que la souche de virus est plus virulente au Québec que dans le reste du Canada].»
Mme Tokhmafshan a souligné que la souche 614G circule aussi dans le reste du Canada. Nos propres recherches nous portent à croire qu’elle est devenue la souche dominante dans tout le pays et, en fait, sur presque toute la planète. Elle domine en Amérique, en Europe, en Afrique, au Moyen-Orient, en Océanie, dans le sous-continent indien… il y a à peu près seulement en Chine que la souche originale 614D est encore dominante. Une étude parue en pré-publication (pas encore revue par des pairs) montre que la souche 614G est dominante depuis le mois d’avril dans l’État de Washington. Il serait fort étonnant que la même évolution ne se soit pas produite en Colombie-Britannique, située juste au nord de cet État.
La transmission aérienne du coronavirus
Il n’y a aucun doute que le SRAS-CoV-2 peut se transmettre de façon aérienne. Loin d’être négligeable, ce mode de transmission explique plusieurs événements super-propagateurs (en anglais, «super spreader events»), fort probablement celle qui est survenue lors d’une soirée karaoké à Québec, qui a entraîné au moins 90 infections, ainsi que les éclosions dans la Baie-des-Chaleurs, engendrées notamment lors d’une soirée de bingo.
Conscient qu’il y a de plus en plus de preuves montrant l’importance de la transmission aérienne, l’INSPQ a mis à jour un document, en juillet, invitant les gestionnaires des édifices publics à bien aérer leurs locaux. «Ces recommandations s’appuient notamment sur les conclusions complémentaires, mais cohérentes, d’un nombre croissant d’études portant sur la dynamique des aérosols infectieux en milieux intérieurs. Celles-ci témoignent de la pertinence d’appliquer une ventilation optimisée des milieux densément occupés à titre de mesure complémentaire d’atténuation du risque infectieux associé à l’exposition au SRAS-CoV-2. En effet, les conclusions des récentes analyses quantitatives […] mettent toutes l’accent sur l’importance d’assurer la bonne ventilation de ce type de milieux afin de minimiser les risques de transmission de la COVID-19.»
Un aérosol est une particule liquide ou solide en suspension dans un milieu gazeux, comme une petite gouttelette dans l’air. On en émet des milliers non seulement quand on tousse et quand on éternue, mais aussi simplement en parlant et en respirant. On s’en aperçoit d’ailleurs très bien, l’hiver, par temps froid et sec, lorsque notre respiration chaude et humide forme un petit nuage. Dans un milieu fermé et non ventilé, une particule de 10 microns peut rester en suspension pendant huit minutes. Ces aérosols se trouvent en concentration importante autour de l’émetteur – d’où l’importance de garder une distance de deux mètres et de porter un masque – mais ils peuvent aussi se déplacer et s’accumuler dans une pièce non aérée, puis infecter une ou plusieurs autres personnes situées à plus de deux mètres.
Le 8 septembre, une journaliste a questionné le Dr Arruda sur l’évolution des connaissances quant à la transmission aérienne. Il a répondu ceci: «Pour ce qui est de la transmission aérienne, très rapidement, on sait que la transmission aérienne ça peut exister, mais c’est pas le ‘driver’, c’est pas le moteur principal de la maladie. Ça veut pas dire que c’est pas bien d’aérer la maison, puis de ventiler la maison, ça je pense que c’est une pratique qui est bonne, même pour enlever les toxiques cuisinés, etc. Mais c’est pas le ‘driver’ de la compagnie [sic]… de la maladie.»
La ventilation a la fonction de diluer et de chasser les aérosols infectieux. Elle ne change rien à la trajectoire balistique des grosses gouttelettes de 100 microns et plus qui, entraînées par la gravité, retombent à l’intérieur d’un mètre ou deux, soit sur le sol, soit, malheureusement, sur le visage d’une personne proche. De plus en plus de scientifiques estiment que la transmission par aérosols est beaucoup plus significative que par grosses gouttelettes.
Il vaut la peine de comparer la déclaration du Dr Arruda avec celle de la chancelière allemande Angela Merkel (qui était physicienne avant de devenir chef d’État). Mme Merkel a déclaré que, bien qu’à prime abord on pourrait penser que la ventilation est une méthode primitive, «elle est probablement la façon la moins coûteuse et la plus efficace» de contrôler la propagation du virus. Le gouvernement allemand a ajouté la ventilation des pièces à la liste des recommandations pour se protéger de la COVID-19, sur le même pied que la distanciation physique et le port du masque. «La ventilation régulière des pièces privées et publiques peut considérablement réduire les dangers d’infection», fait-il valoir. Il est reconnu que 90% des malades contractent le SRAS-CoV-2 à l’intérieur, et non à l’extérieur.
La mauvaise conception de la Direction de la santé publique du Québec et de son directeur concernant l’importance relative des différents modes de transmission a des impacts bien concrets. Le meilleur exemple se trouve dans le plan de rentrée scolaire, qui est muet sur l’importance de bien ventiler les classes. Les experts affirment que l’air doit être changé cinq fois par heure.
Un groupe de 28 médecins, épidémiologistes et scientifiques s’est inquiété de cette grave lacune dans une lettre publiée par La Presse le 30 septembre. «Le risque de contamination au nouveau coronavirus est à son maximum dans un local fermé abritant plusieurs personnes ayant un contact prolongé et ne portant pas le masque, ont-ils signalé. C’est exactement la situation qui caractérise les dizaines de milliers de classes du Québec.» (Depuis la publication de cette lettre, le ministère de l’Éducation a imposé le masque en classe pour les élèves du secondaire en zone rouge.)
Muet sur la ventilation, le plan de rentrée scolaire recommande plutôt ceci : «Une attention particulière doit être portée aux surfaces fréquemment touchées par les élèves tels les micro-ondes et les machines distributrices; Les fontaines d’eau doivent être désinfectées régulièrement et leur utilisation est recommandée pour le remplissage des gourdes personnelles seulement.»
C’est sans doute bien, mais est-ce vraiment la priorité? Dans son rapport sur l’environnement intérieur et la COVID-19, l’INSPQ souligne à deux reprises qu’il n’existe jusqu’à maintenant aucun cas documenté d’infection en touchant une surface contaminée: «bien que la transmission par contact avec les surfaces doive être considérée comme plausible, Dietz et al. (2020) précisent qu’il n’y a jusqu’à présent aucun cas documenté d’infection à la COVID-19 induite par un contact avec des surfaces inertes contaminées.»
À titre de comparaison, le plan de rentrée scolaire du Vermont – l’État américain qui a le plus bas taux d’infection – consacre une page entière à la nécessité d’une bonne ventilation des classes. (Le Dr Anthony Fauci, le plus grand expert en maladies infectieuses aux États-Unis, affirme que le Vermont devrait servir de modèle dans la lutte contre la COVID-19.)
Badinages, ignorance et nonchalance
Le 30 janvier, alarmée par la dissémination du nouveau coronavirus hors de Chine, l’Organisation mondiale de la santé décrétait l’Urgence de santé publique de portée internationale. Dès le mois de février, le monde entier se mobilisait pour affronter la vague. En Colombie-Britannique, la responsable de la santé publique, Bonnie Henry, travaillait d’arrache-pied pour mettre en place, avec succès, des mesures pour combattre la pandémie.
Le Dr Arruda, lui, s’envolait vers le Maroc, où il a reçu, selon ses propres mots, un accueil «royal». Il avait été invité là-bas toutes dépenses payées pour participer à un colloque. Prenant la parole devant un aéropage de pharmaciens, il s’est mis à badiner et à blaguer sur les dangers de la pandémie. «J’avais dit à mes gens d’attendre que je revienne avant d’avoir notre premier cas de coranovirus [sic] au Québec. Eh bien, ils ne m’ont pas attendu. Alors, au retour, les évaluations de mes directeurs adjoints vont être très mauvaises», ajoutait-il, provoquant des rires dans l’auditoire. Il déplorait que les médias accordent «beaucoup de place» au nouveau virus, plutôt qu’à d’autres enjeux, a rapporté le Journal de Montréal, qui a mis la main sur la vidéo de sa conférence.
À ce moment-là, le Dr Arruda ignorait que des porteurs asymptomatiques du coronavirus pouvaient être contagieux. Invité sur le plateau de Tout le monde en parle deux mois plus tard, il a lui-même admis son ignorance à propos de ce «virus maudit qui, on le savait pas, se transmet avant que les gens aient des symptômes».
Ainsi, engluée dans son ignorance, la Direction de la santé publique (DSP) n’a pas alerté les médecins sur les risques de la transmission asymptomatique. Même le Dr Karl Weiss, président de l’Association des médecins microbiologistes infectiologues du Québec, ne les connaissait pas. Pourtant, plusieurs études et déclarations d’autorités sanitaires officielles avaient déjà sonné l’alarme. On peut comprendre qu’un médecin qui se trouve sur le front comme le Dr Weiss n’a pas le temps de se tenir au fait de toutes les recherches, mais est-ce que la DSP n’a pas la responsabilité d’être bien informée? Sinon, à quoi sert-elle?
Dès le 31janvier, soit six semaines plus tôt, le Dr Anthony Fauci avait cité une étude réalisée par des chercheurs allemands montrant que les gens peuvent transmettre le coronavirus avant d’avoir des symptômes. «Il n’y a aucun doute, après avoir lu cet article, que la transmission asymptomatique existe», avait-il déclaré sur les ondes de CNN.
Les conséquences de l’ignorance de la DSP ont été catastrophiques. La santé publique ne savait pas que, s’ils n’avaient pas de symptômes, les membres du personnel soignant – préposés, infirmières, techniciens, etc. – pouvaient transmettre le virus aux résidents âgés des CHSLD, lesquels, en raison de leur âge et de leur état de santé déjà fragile, étaient très à risque. Par conséquent, très peu de précautions ont été prises pour empêcher la transmission asymptomatique.
Des pitreries sur le masque
Puis, le 18 mars, cinq jours après le début du confinement, le Dr Arruda exhortait les Québécois à ne pas utiliser de masques pour tenter de se protéger de la COVID-19. Gesticulations à l’appui, il affirmait que les masques donnaient une fausse impression de sécurité et pouvaient même contribuer à les contaminer. Cette affirmation était totalement dénuée de fondement. Aucune revue scientifique sérieuse n’aurait publié une telle ineptie. Les preuves du contraire étaient déjà massives. Une méta-analyse de 172 études publiée dans le Lancet en juin montre qu’on sait depuis longtemps que les masques réduisent de façon significative la transmission des virus.
Un mois plus tard, l’Agence de la santé publique du Canada et les Centers for Disease Control américains recommandaient le port du masque dans la population générale et le Dr Arruda changeait son fusil d’épaule. Mais il n’a jamais réfuté explicitement ses déclarations antérieures. Et le mal était fait. La vidéo du 18 mars où il gesticulait pour montrer l’inutilité du masque a continué de circuler sur les réseaux sociaux, notamment sur les sites conspirationnistes (Facebook a fini par fermer plusieurs de ces sites, notamment celui d’Alexis Cossette-Trudel).
Le 16 juin, le Dr Arruda confiait qu’il n’était pas au courant de la pénurie de personnel dans le réseau de la santé lorsque l’épidémie a frappé le Québec. «Ce que je ne connaissais pas, c’était l’état du manque d’employés dans les CHSLD, la quantité de personnes qui passaient d’un milieu à un autre. Ça, je n’avais pas ces informations-là. Ce n’est pas d’ailleurs mon secteur, mais de toute façon, je pense qu’on a été pris par surprise.»
«La mâchoire nous en décroche», a réagi la chroniqueure Josée Legault dans le Journal de Montréal. «La pénurie de main-d’œuvre en CHLSD est pourtant documentée et décriée depuis de nombreuses années. Sur toutes les tribunes. Y compris dans plusieurs rapports aussi publics que cinglants du vérificateur général du Québec et du protecteur du citoyen.»
Josée Legault n’est pas la seule chroniqueure à s’interroger. «Horacio Arruda a été au service politique d’un gouvernement dont il semble que la priorité, dans une crise de santé publique, n’est plus la santé publique», écrivait Don Macpherson cet été dans The Gazette, lorsque le gouvernement a décidé de renouveler son mandat pour trois ans, avec un salaire de 305 000$ la première année, ce qui en fait l’un des fonctionnaires les mieux payés au Québec. Le sous-ministre Arruda vaut-il ce salaire de star? a demandé Macpherson. «Ça dépend : il le vaut pour qui, et pour quoi?»
Contrairement au Dr Arruda, l’hygiéniste en chef de l’Ontario, le Dr David Williams garde ses distances avec son premier ministre. En mai, il s’était publiquement opposé au plan de déconfinement de Doug Ford. Au Québec, le Dr Arruda a ses bureaux dans le même édifice que le premier ministre.
Ailleurs dans le monde, les experts qui occupent des fonctions semblables se démènent pour faire un travail d’éducation en profondeur. Aux États-Unis, le Dr Fauci est un exemple. Il n’y a pas que lui. En Allemagne, le virologue Christian Drosten, conseiller spécial d’Angela Merkel, a lancé un podcast dès le mois de février pour communiquer les informations les plus pertinentes à la population. Jusqu’à cinq fois par semaine, il passe une heure à répondre aux questions sur la science, sur les dernières recherches sur la COVID et sur les façons pour les sociétés de naviguer dans cette crise. Son podcast, intitulé «Das Coronavirus-Update», dépasse en popularité des émissions axées sur le sexe, le crime et même le soccer…
Question navigation, le petit navire Québec doit maintenant affronter des vagues scélérates. François Legault a été élu premier ministre, il est et il restera le capitaine. Mais personne n’a élu le Dr Arruda au poste de timonier. Il serait peut-être temps de réaliser qu’il a amplement démontré qu’il n’a pas la compétence requise pour tenir la barre dans la tempête. S’ajoutant à une longue liste de bévues, ses récentes déclarations ne montrent pas que le Québec a un problème avec une souche prétendument plus virulente du coronavirus: elles montrent plutôt que le Québec a un problème avec son directeur de la santé publique.