Les parents, les enfants et le personnel enseignant doivent certes mettre l’épaule à la roue, mais le gouvernement ne doit pas non plus abdiquer ses responsabilités. Malheureusement, la direction de la santé publique (DSP) a souvent eu la fâcheuse tendance à faire reposer l’essentiel de la responsabilité de la lutte au coronavirus sur les épaules des citoyens. On se rappellera les inlassables injonctions du docteur Horracio Arruda au sujet du lavage de mains, de la distanciation sociale et de l’obligation de rester chez soi.

Face à une pénurie de masques, on a entendu la DSP remettre en question l’utilité d’en porter, alors que le gouvernement était en partie responsable de cette pénurie et, plus généralement, responsable de la pénurie d’équipement dans les hôpitaux ainsi que du délabrement des CHSLD. On a plutôt fait dépendre le succès de la lutte au coronavirus entièrement sur les citoyens en imposant un confinement généralisé. De la même manière, cet automne, ce sont les citoyens qui sont considérés comme les premiers responsables, et ce serait à cause d’un relâchement présent dans les restaurants, les bars, les karaokés et les fêtes privées. Mais si le gouvernement cherche à minimiser l’importance de la transmission du virus à l’école, est-ce parce que cela risque de soulever des problèmes qui mettraient en évidence encore une fois une situation qui engage sa responsabilité?

La situation dans les écoles

En date du premier octobre, le gouvernement admettait que 2141 personnes ont été diagnostiquées positives dans les écoles depuis la rentrée, qu’il y a eu 785 écoles (sur 3000!) dans lesquelles au moins un cas d’infection est apparu, et que 674 classes sont actuellement fermées. Depuis peu, le gouvernement essaie de réduire ces chiffres en ne tenant compte que des cas présentement actifs. Ainsi, il y aurait 1341 cas actifs et non 2141 personnes actuellement infectées. Pour réduire encore plus l’ampleur du problème, le journaliste de La Presse, Philippe Mercure, y met du sien.

Le 3 octobre, il apporte une précision pour éclairer le propos de son article, Les écoles ne sont pas des karaokés, paru le jeudi précédent. Il y aurait en fait seulement 101 éclosions dans les écoles du Québec, le terme « éclosion » étant défini comme l’apparition au même endroit d’au moins deux personnes infectées. Ce chiffre contribue à minimiser encore plus la gravité de la situation, car ces écoles ne représentent que 3.5% des 3000 écoles du Québec. C’est un chiffre bien moins grave que celui de 26.1% que représentent les 785 écoles où au moins un cas a été diagnostiqué. La DSP devrait lui décerner une médaille.

En outre, les 150 000 personnes travaillant dans le réseau, additionnés au million d’élèves, représentent 17% de la population du Québec. Or, si on s’en tient aux cas recensés depuis la rentrée à l’école (2141), et que l’on considère le nombre total de cas recensés selon l’INSPQ à l’échelle du Québec en septembre, soit 13453, on obtient une proportion de (16%). Le nombre de cas à l’école relativement au nombre de cas présents à l’échelle de la société correspond en gros à la proportion de la population à l’école par rapport à la population totale du Québec.

La poule ou l’œuf?

Le docteur Karl Weiss a toutefois souligné que la deuxième vague au Québec a été déclenchée par l’école :

Le groupe qui est très affecté, ce sont les 10 à 39 ans. Ça correspond finalement aux élèves de fin du primaire, du secondaire, à leurs professeurs et aux parents de ces élèves-là. C’est ce groupe-là actuellement qui est atteint de façon importante ».

Il n’a peut-être pas entièrement tort. Même si la société est à l’origine de la plupart des cas enregistrés à l’école, l’école peut ensuite aussi contribuer à l’apparition de cas au sein de la société. Après tout, si l’école n’est pas un microclimat à l’abri du reste de la société, la société n’est pas un macroclimat à l’abri de ce qui se passe à l’école.

Les opérations de traçage permettent-elles de remonter à l’origine de toutes les éclosions présentes dans la communauté?

Il faut dire que les opérations de traçage servent d’abord et avant tout à stopper la propagation du virus et non à en retracer l’origine. Il est en outre facile de retracer l’origine d’une éclosion communautaire quand plusieurs personnes présentant des symptômes ont toutes fréquenté le même restaurant, le même bar, le même karaoké ou la même fête privée. Il est beaucoup plus difficile de retracer l’origine d’une éclosion lorsque celle-ci résulte d’une longue série de transmissions survenues entre des personnes asymptomatiques. Or, les adolescents et leurs jeunes parents sont très souvent des porteurs asymptomatiques.

La DSP plaide l’innocence

Malgré tout, les autorités de santé publique ne considèrent pas les écoles comme un vecteur important de l’épidémie. Mais que dit la science? Selon le Dr Arnaud L’Huillier de l’Université de Genève, les enfants de dix ans et moins ne semblent pas, en effet, être des propagateurs du virus. Il ajoute toutefois que les adolescents sur le point de devenir de jeunes adultes peuvent l’être tout autant que les adultes. Arnaud L’Huillier précise :

« Les jeunes adultes sont des vecteurs importants d’infection, alors je ne ferais pas la différence entre 17 et 18 ans, dit le chercheur suisse. En Suisse on permet aux enfants de moins de 10 ans de voir leurs grands-parents, mais pas à ceux de 10 ans et plus. »

Il se pourrait donc très bien que plusieurs éclosions survenues dans la société aient été causées par des élèves de l’école secondaire qui reviennent à la maison, en porteurs du virus. Même si les infections présentes à l’école proviennent de la communauté, elles peuvent elles aussi à leur tour être responsables de l’apparition de nouvelles infections au sein de la communauté. Pourquoi faudrait-il que les infections produites par l’école soient seulement celles qui surviennent à l’intérieur de l’école?

Le gouvernement n’a de cesse de rappeler que les principales causes de la propagation sont les bars, les restaurants, les karaokés et les fêtes privées, mais il ne mentionne jamais l’école. Or il y a 40 000 classes au Québec qui sont autant de lieux publics fermés. Le silence entourant le rôle joué par l’école dans les éclosions communautaires n’est peut-être pas fondé sur la science, mais bien sur l’urgence politique d’une reprise économique et sur la ferme intention des autorités publiques de se dédouaner de leur responsabilité.

Quand on se compare, on se désole

Qu’en est-il exactement? Francis Valles fait remarquer qu’en Ontario où le masque est obligatoire dans les classes, la province enregistre moins de cas à l’école. Le Québec présente 3.4 fois plus de cas de jeunes infectés par la COVID qu’en Ontario.

Certains prétendent toutefois que lorsqu’il y a une éclosion à l’école, celle-ci est en générale circonscrite et rapidement maîtrisée. Grâce aux bulles de trente élèves en moyenne par classe, l’apparition soudaine d’une éclosion entraîne la fermeture de la classe. On a ainsi procédé à la fermeture de 674 classes dans 636 écoles, empêchant de cette manière la propagation du virus à l’échelle des écoles en entier. La DSP permet même maintenant aux directions d’école de fermer les classes dès lors qu’un élève présente des symptômes, bien avant d’avoir été diagnostiqué positif. Donc tout va bien, n’est-ce pas? La situation est sous contrôle, non? Non. Le système des bulles empêche la propagation à l’échelle de l’école, mais il n’empêche pas la propagation à l’extérieur de l’école.

Un virus parfois invisible

Les élèves des classes fermées sont renvoyés à la maison en quarantaine pour une période de 14 jours. Les parents sont incités à faire tester leur enfant dès lors que celui-ci a été en contact avec un élève ayant été diagnostiqué, mais il serait hasardeux de prétendre que l’ensemble des parents des 674 classes fermées ont fait tester leurs enfants. Ils ne seront pas tentés d’agir ainsi s’ils doivent quitter leur emploi pour leur faire subir ce test et que leur enfant ne présente pas de symptômes.

Et pourtant, il se pourrait bien qu’un élève, infecté par un élève présentant des symptômes, soit asymptomatique et qu’il transmette le virus à ses jeunes parents, eux-mêmes asymptomatiques, qui le transmettront ensuite à des personnes âgées ou ayant des conditions sous-jacentes les rendant fragiles.

Même si les élèves d’une classe mise en quarantaine n’ont pas de symptômes et que la famille ensuite n’en a pas non plus, le virus peut circuler entre personnes asymptomatiques et les effets néfastes de cette propagation peuvent n’être ressentis que beaucoup plus tard. Par conséquent, quand on affirme que la transmission à l’école est rapidement circonscrite et rapidement maîtrisée, on parle peut-être en toute ignorance de cause.

Les aérosols

Il existe toutefois d’autres motifs d’inquiétude. Que révèlent l’absence de directives en provenance du Ministère de l’éducation concernant le fonctionnement de la classe à l’intérieur des bulles? Jusqu’à récemment, les élèves ne portaient pas de masques en classe. Selon la DSP, les seuls dangers provenaient de ce qui se passe dans les couloirs, à l’entrée et à la sortie des classes. Pour quelles raisons faisait-on la différence entre l’intérieur et l’extérieur de la classe? C’est que les élèves sont davantage susceptibles d’interagir entre eux à l’extérieur de la classe alors que, dans la classe, ils sont en situation d’apprentissage et donc surtout à l’écoute de l’enseignant.

Cette façon de voir les choses suppose que la transmission du virus se fait par de grosses gouttelettes. Lorsque les jeunes parlent, crient et rient, ils postillonnent, alors que cela risque moins de se produire en classe. Or, 239 scientifiques ont fait savoir dès le 6 juillet que la transmission du virus se faisait très souvent par des aérosols, à savoir de très fines gouttelettes qui restent en suspension dans l’air et que les personnes peuvent respirer. L’OMS a renchéri le 9 juillet suivant. Chez nous, Marie-Michel Bellon, Nancy Delagrave et Caroline Duchaine, appuyées de 25 signataires, enfoncèrent le même clou dans La Presse du 30 septembre. Le gouvernement aurait peut-être dû agir cet été pour s’assurer d’une meilleure aération des classes.

La transmission par aérosols ne se réduit pas à des gouttelettes inférieures à cinq microns. Elles peuvent rester en suspension dans l’air même lorsqu’elles ont une taille plus grande que cela. Elles peuvent être attrapées seulement en respirant.

Ainsi, pour minimiser les risques de transmission, il faut des classes bien aérées. Les masques peuvent empêcher la transmission des grosses gouttelettes, mais une bonne aération des classes est aussi absolument requise. Malheureusement, le ministère n’a émis aucune directive en ce sens. Un budget est disponible à cet effet, et plusieurs écoles s’en sont prévalu, mais l’absence de directives trahit à la fois le scepticisme de la DSP à l’égard des aérosols et, sans doute aussi, une absence de volonté politique face aux coûts que représente une mise à niveau de l’ensemble des bâtiments. Il est beaucoup moins coûteux de faire reposer le blâme entièrement sur les chanteurs dans les karaokés et les buveurs dans les fêtes privées.

Le principe de précaution

J’ai déjà indiqué que des scientifiques ont averti les gouvernements de considérer les dangers d’une transmission par aérosols. À cela, la DSP répond que cette idée ne fait pas consensus auprès de l’ensemble de la communauté scientifique. Le gouvernement agirait déjà avec suffisamment de prudence en se fiant seulement à ce qui fait l’objet d’un consensus scientifique. En l’absence d’un tel consensus, il convient de ne pas imposer une directive obligeant les établissements à imposer le masque et à assurer un maximum d’aération des classes.

Et pourtant, la prudence ne consiste pas seulement à agir en fonction des consensus établis, car elle doit aller de pair avec une certaine prévoyance. Elle suppose de chercher à prévenir plutôt que de seulement guérir.

Après tout, si la propagation survient surtout dans les espaces publics fermés, ce n’est pas parce que les personnes toussent, parlent et éternuent moins dans les espaces publics. C’est peut-être bien parce que les aérosols jouent un rôle accru dans des lieux fermés. La prudence prévoyante consiste à agir en appliquant un principe de précaution. Elle commande donc non seulement des masques en classe, mais aussi une aération satisfaisante. On dit souvent qu’il n’est jamais trop tard pour bien faire, mais il arrive parfois que pour bien faire, il ne faut pas agir trop tard.