Sur la photo, on voit l’entrée d’un commerce. Deux affiches accueillent la clientèle. Celle de gauche souhaite la bienvenue à toutes les ethnies, toutes les religions, toutes les orientations sexuelles, tous les genres, avec une mention que cet endroit est un « safe space », un lieu sécuritaire. L’affiche de droite mentionne que les toilettes ne sont accessibles que pour la clientèle. En bonus, ce commentaire ajouté sur la photo: « la majorité des luttes identitaires des libéraux n’incluent pas les pauvres ». Puisque c’est un mème américain, le terme libéraux, ici, désigne les démocrates – une partie du moins.
La photo est bien punchée. Elle représente bien le point de vue de ceux et celles qui disent que les luttes contre les discriminations trahissent la classe ouvrière et les idéaux traditionnels de la gauche. Mais ce propos a, évidemment, des angles morts.
Il n’y a rien qui oblige d’opposer le racisme et la pauvreté. Au contraire, les deux sont pas mal reliés. En fait, le racisme, l’homophobie, la transphobie, le sexisme, la grossophobie, le capacitisme, tous sont reliés à la pauvreté, puisque les personnes qui subissent ces discriminations sont, en moyenne, plus pauvres que les autres. Elles sont surreprésentées dans les populations défavorisées.
Plusieurs personnes voient justement dans ces statistiques la justification de lutter principalement contre la pauvreté. Mais il est un peu naïf ou simpliste de croire que ceci améliorera la situation de tout le monde équitablement et réglera tous les problèmes de discrimination.
Disons-le franchement, les discriminations telles que le racisme ou le sexisme ne sont pas la création du capitalisme. Celui-ci creuse les inégalités, on s’entend, mais ces discriminations ne sont pas propres au capitalisme ni aux riches. Le racisme, le sexisme, l’homophobie, la transphobie, la grossophobie, le capacitisme et les autres discriminations existent dans toutes les classes sociales et existaient avant le capitalisme. Elles existent aussi dans les groupes de gauche – et c’est justement un problème.
Pour rappel, des femmes avaient fondé le Front de libération des femmes du Québec parce que les enjeux féministes n’avaient pas assez de place au sein du FLQ. L’intersectionnalité, ce n’est pas nouveau!
Solidarité et inclusion
Les mobilisations citoyennes et syndicales du passé ont abouti à plusieurs victoires améliorant les conditions de travail dans plusieurs milieux. Mais ces victoires sont aussi un bon exemple qu’améliorer globalement les conditions ne règle pas tout.
C’est pour cette raison qu’une bonne partie de la gauche, celle qui selon d’autres trahit les luttes ouvrières, met aussi de l’énergie sur ces discriminations, parce que sinon, elle n’a pas l’impression d’inclure tout le monde dans ses luttes contre les inégalités.
Ce que certaines personnes perçoivent comme une trahison est plutôt une évolution. Et c’est normal que la gauche évolue. Elle ne peut pas faire la lutte de la même manière qu’en 1917 ou 1968. Le contexte politique, économique et social n’est pas le même. Une gauche qui n’en tient pas compte ne peut qu’être déconnectée. Une lutte contre la pauvreté qui ne tient pas compte de ces discriminations ne peut pas prétendre à la solidarité qu’elle mettrait de l’avant, une solidarité qui fait partie des racines de la gauche.
La lutte pour l’environnement suit la même logique. Les populations les plus touchées par les changements climatiques sont les populations les plus défavorisées, mais, en plus, la protection de l’environnement passe aussi par un rééquilibrage des richesses et la fin de l’exploitation sauvage des ressources naturelles et des populations des pays ressources. Ainsi, la lutte contre la pauvreté passe aussi par l’environnement et la protection de l’environnement passe aussi par la lutte contre la pauvreté. Les deux luttes sont connectées.
Confusions et cynisme
Néanmoins, on peut deviner la source de certains ressentiments. Il est arrivé que des politicien.ne.s, des universitaires et parfois même des leaders syndicaux aient des actions en contradiction avec leurs discours. Les politiques de l’ex-ministre François Blais ne collaient pas à ce qu’il prônait comme universitaire, par exemple. En regardant le taux d’anti-syndicalisme au sein des milieux syndiqués, il semble qu’il y a eu des problèmes de communication quelque part. Tout ça fait lever le cynisme comme la levure fait lever le pain.
En plus, il y a des sources confusions. Par exemple, certaines stratégies antiracistes ou féministes s’inspirent d’un « self made » typique de la droite, écartant parfois les enjeux de pauvreté. On pourrait aussi ajouter tous les doubles discours économiques reaganesques (et trumpesques) qui font mine de soutenir les travailleurs et travailleuses alors qu’ils soutiennent plutôt les plus riches. Tout ça vient embrouiller les esprits et peut créer des zones troubles dans les actions concrètes.
Luttes populaires
Toutefois, je comprends moins bien l’argument que les luttes actuelles de la gauche ne seraient pas populaires, « du peuple ». Si on regarde ces différents mouvements, que ce soit Idle No More, Black Lives Matter, #MoiAussi (et récemment Dis son nom), les marches mondiales pour l’environnement, elles sont les mobilisations citoyennes d’aujourd’hui. Ces mouvements se maintiennent et grandissent année après année, et ce sur l’ensemble du territoire. Si ces milliers de personnes mobilisées ne sont pas « le peuple », qui sont ces personnes alors?!
Une des critiques est que ces personnes qui prennent la rue (et Internet) semblent aller trop loin. Rengaine classique: les Black Panthers, les syndicats et les suffragettes semblaient aussi aller trop loin pour le pouvoir en place. Leur reprocher spécifiquement ça est un brin ironique. On peut sûrement prédire que dans 20 ans, d’autres personnes iront dans la rue avec des revendications « qui vont trop loin ».
Pendant les années Harper, le centre s’est déplacé vers la droite et cela a eu un impact sur le débat public. Aux États-Unis, en réaction à Trump, des analystes sont passés de républicains radicaux à modérés. Non seulement l’échiquier gauche-droite évolue parce qu’il y a un important jeu de perspectives dans le temps, mais en plus, les gens aussi changent – et donc leur position sur cet axe peut aussi changer!
En terminant, petite parenthèse sur la photo citée dans l’introduction. Le commerce n’exclut pas nécessairement les pauvres, il veut que les gens consomment. Si une personne devient une cliente, elle pourra utiliser les toilettes sans problème, peu importe la grosseur de son compte en banque. D’un autre côté, il existe des commerces où même si tu consommes, ça se peut qu’on refuse de te servir si tu n’as pas la bonne couleur de peau ou la bonne orientation sexuelle.
Et même si je peux trouver ça cheap les commerces qui refusent l’accès aux toilettes d’une personne qui a un besoin urgent, je me questionne plus sur l’absence généralisée de toilettes publiques que sur l’accès aux toilettes d’un commerce privé. Et si les propriétaires d’un commerce acceptent que leurs toilettes servent à la communauté, ça ressemble plus à de la courtoisie qu’à une lutte contre la pauvreté.