Selon lui, cette supposée déconnexion serait de même nature que celle dont a fait preuve Denis Coderre lors de sa dernière année au pouvoir, en particulier dans le dossier de la Formule E, déconnexion qui lui aurait coûté l’élection de 2017. Passons sur le caractère sommaire de l’analyse de cette dernière et concentrons-nous sur le cas de Valérie Plante. Citant tour à tour Stéphan Bureau, Guy A. Lepage, Paul Arcand, Serge Denoncourt, Richard Martineau, Serge Chapleau et Simon-Olivier Fecteau – vous remarquez un pattern? – M. Cardinal en conclut que « les Montréalais » ne veulent pas des projets de développement du réseau cyclable qui faisaient pourtant partie de la plateforme de Projet Montréal lors de l’élection de 2017 et qui ont fait l’objet d’études et de consultations en 2018 et 2019. Or, on sait que l’on entend toujours plus les gens qui se plaignent que ceux qui sont satisfaits, mais il semblerait que dans les bureaux éditoriaux de La Presse, on est immunisé contre le biais d’observation.
Car, lorsque les gens des quartiers – ceux qui n’ont pas de tribune médiatique – ont l’occasion de se prononcer sur les aménagements cyclables, comme dans Rosemont-La Petite patrie, c’est plutôt un avis inverse que l’on entend : 65% des gens sont en faveur. Mais cela fait moins de clics : mieux vaut laisser les inconforts de vedettes prendre la place d’enquêtes sérieuses de l’opinion publique.
Passage obligé, le texte de M. Cardinal fait écho à la lettre des commerçants de la rue St-Denis opposés à la construction du REV. Ce ne serait pas « le bon moment » pour aller de l’avant avec ce projet. Alors, peut-il nous dire quel serait le bon moment? Nous pourrions même lui répliquer que le moment actuel est, tout au contraire, le meilleur possible : la circulation en ville est moins importante, donc les entraves causent moins d’impacts négatifs, et le contexte de la pandémie a permis la création de plusieurs aides aux entreprises qui n’existeraient pas en temps normal et dont peuvent bénéficier les commerces touchés par les travaux.
D’autres choses qui devraient attendre selon M. Cardinal? Le projet de bande dessinée destinée à l’éducation politique des jeunes filles, la construction de logements sociaux et l’aide aux sans-abris. C’est bien connu : en temps de pandémie, ces dossiers cessent d’être importants, malgré la persistance de la sous-représentation des femmes en politique, malgré la pire crise du logement des 40 dernières années, malgré les hauts risques de contamination à la Covid chez les sans-abris. Dans ce dernier dossier, l’éditorialiste semble oublier qu’en plus de la conscience sociale la plus élémentaire, ce sont des considérations de santé publique dans le contexte de la pandémie qui ont amené l’ouverture de refuges dans la métropole. Mais pourquoi s’encombrer de considérations actuelles quand on peut forcer le trait?
On pourrait même dire que la mairesse, à l’inverse de la déconnexion qu’on lui prête, a fait preuve d’une grande clairvoyance dernièrement. C’est elle, au mois de mars, de concert avec la Santé publique de Montréal, qui a envoyé des agents à l’aéroport pour avertir les voyageurs revenant de l’étranger des risques de contamination à la Covid, alors que le fédéral ne faisait rien. C’est elle, en juillet, qui a annoncé le port obligatoire du masque dans les lieux publics intérieurs, forçant le gouvernement du Québec à suivre l’exemple alors qu’il tergiversait auparavant. Et c’est elle qui a piloté la reprise économique de la métropole, qui s’est avérée être la meilleure au pays et la deuxième en Amérique du Nord. Mais cela fait moins de clics, encore une fois.
Il semble y avoir, chez une large part de l’élite médiatique de la métropole, une confusion entre l’expression de l’inconfort personnel face aux changements et l’analyse politique. Ou confusion entre audace et déconnexion. On fantasme un retour à la normale qui est strictement impossible tant que la pandémie persiste. Cela n’est pas sans rappeler l’acharnement médiatique contre l’administration de Luc Ferrandez sur le Plateau-Mont-Royal à partir de son arrivée au pouvoir en 2009 : tout changement de sens unique était décrit comme une lubie idéologique et d’aucuns s’amusaient à prophétiser sa défaite prochaine. Mais le réel a bien fini par rattraper ceux qui prétendent parler en son nom : Luc Ferrandez a été réélu avec une majorité plus forte encore en 2013 (avec 51% du vote) et en 2017 (avec 66% du vote). Peut-être faudrait-il rappeler ce genre de leçon plus souvent.