Mme Ayotte n’est pas une militante anti-migration. Bien au contraire — elle fait partie du collectif Bridges Not Borders, un groupe citoyen des Cantons-de-l’Est qui a affiché des panneaux de bienvenue près de la frontière en 2017, quand une centaine de personnes par jour prenaient ce chemin dans l’espoir de demander l’asile au Canada.

Elle se réjouit plutôt d’une décision de la Cour fédérale qui pourrait permettre aux demandeurs d’asile en provenance des États-Unis de faire leurs demandes aux points frontaliers officiels, rendant des passerelles irrégulières comme le chemin Roxham non nécessaires.

En 2004, à l’initiative du gouvernement de Jean Chrétien, le Canada et les États-Unis ont établi l’entente sur les tiers pays sûrs. L’entente, qui présupposait que les deux pays respectaient les droits des demandeurs d’asile, visait à alléger les systèmes d’asile des deux pays en exigeant que les demandeurs d’asile fassent leurs demandes dans le premier des deux pays où ils se trouvaient. Donc, une personne en provenance des États-Unis qui se rendait à un point frontalier officiel pour demander l’asile au Canada se voyait refuser l’entrée au pays, sous prétexte qu’elle devait faire sa demande auprès des autorités américaines.

«L’entente a créé beaucoup de confusion, parce que le public avait l’impression que les gens qui traversaient de façon irrégulière ne respectaient pas la loi, alors que c’était la seule façon qu’ils avaient de déposer une demande d’asile,» explique Me Valois.

Les personnes qui essuient un refus ont deux options — rester aux États-Unis malgré la possibilité grandissante de détention et de déportation sous l’administration de Donald Trump, ou traverser la frontière sans passer par un poste frontalier officiel, à un endroit comme le chemin Roxham. Une fois sur le territoire canadien, ils peuvent déposer leurs demandes et avoir, dans la plupart des cas, droit à une audience.

Entre l’arrivée de Trump et le début de la pandémie, cette option est devenue de plus en plus privilégiée. «Depuis des décennies, des [résident.es] ici voient des personnes traverser leurs champs à pied, mais juste après l’arrivée de Trump, le nombre de personnes a explosé,» se souvient Mme Ayotte, qui habite le village frontalier de Havelock. Même en pleine pandémie, entre le 21 mars et le 15 juillet dernier, une soixantaine de personnes ont tenté de traverser la frontière de façon irrégulière au Québec — 59 ont été renvoyés aux États-Unis en raison des restrictions sanitaires, et cinq ont pu continuer leur chemin en vertu des exceptions.

Invalidé en cour

La juge Ann Marie McDonald a tranché le 22 juillet dernier : l’entente expose les personnes demandeuses d’asile à un risque accru de détention; elle enfreint donc le droit à la liberté et à la sécurité de la personne garanti dans la Charte canadienne des droits et libertés. La juge a invalidé l’entente, avec effet le 22 janvier 2021. Le gouvernement Trudeau a maintenant le choix de laisser expirer l’entente, de légiférer pour la remplacer ou de faire appel à la décision. Au moment de publier, Ottawa n’a pas encore indiqué le chemin qu’il souhaitait prendre.

«Nous avons l’obligation de permettre à ces gens de demander l’asile, et [sans l’entente] nous pourrons leur permettre de le faire aux points frontaliers réguliers au lieu de traverser dans le bois.»

L’avocate Stéphanie Valois est vice-présidente pour affaires humanitaires et droit des réfugiés à l’Association québécoise d’avocats et avocates en droit d’immigration. Elle appelle la décision «une grosse victoire pour les demandeurs d’asile.»

«L’entente a créé beaucoup de confusion, parce que le public avait l’impression que les gens qui traversaient de façon irrégulière ne respectaient pas la loi, alors que c’était la seule façon qu’ils avaient de déposer une demande d’asile,» explique Me Valois.

Selon Me Valois, l’entente a créé un contexte où des demandeurs d’asile qui agissaient de bonne foi se trouvaient dans des situations impossibles. Si une personne tentait de faire sa demande à un point frontalier régulier et se faisait renvoyer en vertu de l’entente, elle avait le même statut juridique qu’une personne dont la demande avait été entendue et refusée. Si elle traversait par la suite de façon irrégulière et tentait de faire une autre demande, cette demande n’était pas automatiquement entendue. Il fallait passer par le processus d’évaluation de risque avant renvoi (ERAR) qui détermine si une personne peut être déportée sans faire face aux traitements cruels.

«Avec le programme ERAR, le demandeur a beaucoup moins de possibilités [de pouvoir rester au pays],» explique Stéphanie Valois. «Or, ça devient compliqué quand il y a un moratoire sur les déportations vers le pays en question. On ne va pas vous faire passer par le processus ERAR si on ne peut pas vous renvoyer dans votre pays, donc vous tombez dans un vide. C’est ce qui est arrivé à certains de mes clients du Yémen — leurs demandes au point frontalier étaient jugées irrecevables, mais ils ne pouvaient pas passer par l’ERAR parce qu’on n’avait pas fait de déportations vers le Yémen. Ils avaient de bons dossiers, mais ils ne pouvaient pas être traités!»

Pour l’avocate, l’abrogation de l’entente sur les tiers pays sûrs mettrait fin à ce genre de casse-têtes, tout en rendant le processus plus sécuritaire. «Nous avons l’obligation de permettre à ces gens de demander l’asile, et [sans l’entente] nous pourrons leur permettre de le faire aux points frontaliers réguliers au lieu de traverser dans le bois.»

Frantz André, du Comité d’action pour les personnes sans statut (CAPSS), voit aussi la décision d’un bon œil. Il connaît plusieurs personnes, y compris une mère et sa fille mineure, qui ont été déportées en Haïti sans audience par les autorités américaines, après avoir été détournées à la frontière canadienne. «Moralement, le Canada ne devrait pas continuer à tolérer de telles pratiques,» dit-il.

Une longue lutte

Depuis l’entrée en vigueur de l’entente il y a une quinzaine d’années, plusieurs organismes de défense des droits de la personne appellent à son abrogation. Janet Dench est la présidente du Conseil canadien pour les réfugiés, qui, avec le Conseil canadien des églises, Amnistie internationale Canada francophone, et plusieurs demandeurs d’asile, a poursuivi le gouvernement et obtenu gain de cause en juillet. Mme Dench et ses collaborateurs ont contesté l’entente devant les tribunaux pour la première fois en 2005, alors que George W. Bush était président des États-Unis. Ils ont d’abord obtenu gain de cause avant de voir la décision renversée sur une formalité.

«Les gens disent qu’avant Trump, tout allait bien, mais quand il est arrivé au pouvoir, tout d’un coup ça n’allait plus, mais la réalité c’est que les États-Unis n’ont jamais été un pays sécuritaire,» dit-elle.

Même son de cloche chez Ariana Sawyer, chercheuse de Human Rights Watch (HRW) et spécialiste des questions frontalières. Elle pointe du doigt un bilan de détention et de déportation des migrants, d’abus en détention, d’accès difficile à la justice et de séparation des familles migrantes qui date de bien avant l’administration Trump. Le plus ancien rapport de Human Rights Watch qui fait état de la détention des enfants migrants et des arrestations abusives de demandeurs d’asile date de 1992, sous l’administration de George Bush père. Des violations similaires ont été recensées en 1995, sous l’administration démocrate de Bill Clinton. Les détentions sont devenues plus systématiques après les attentats du 11 septembre 2001 et se sont poursuivies sous l’administration de Barack Obama, qui a reçu, de la part des organismes de défense des droits des migrants, le sobriquet peu enviable de deporter in chief (chef de la déportation).

Sous l’administration Trump, selon Mme Sawyer, la situation s’est toutefois empirée : la pratique de séparation familiale est devenue plus courante et plus visible, et «tout semblant» d’adjudication juste des demandes d’asile a disparu.

En théorie, tout demandeur d’asile aux États-Unis a droit à une audience préliminaire qui vise à déterminer s’il a une «crainte bien fondée» de persécution dans son pays d’origine. «Maintenant, les personnes qui arrivent à la frontière mexicaine ne reçoivent plus ces évaluations,» dit Mme Sawyer. «Nous documentons ce qui arrive aux personnes qui sont renvoyées chez leurs bourreaux – il y a eu des meurtres, des agressions sexuelles et de la torture.»

Quoi maintenant?

Le Canada dispose maintenant de six mois pour faire appel, pour légiférer ou pour laisser expirer l’entente. L’opposition officielle conservatrice souhaite voir le gouvernement faire appel, selon le député torontois Peter Kent. Il fustige la gestion des «traversées illégales» et la présence des «brèches» comme le point frontalier non officiel du chemin Roxham, tout en reconnaissant le fait que certains demandeurs d’asile passés par ces «brèches» ont des revendications légitimes.

«Nous ne contredisons pas le fait que l’entente ait besoin d’améliorations significatives, mais…le délai de six mois n’est pas suffisant, étant donné que beaucoup d’affaires importantes du gouvernement sont en suspens en ce moment,» dit M. Kent.

Le Bloc québécois et le Nouveau parti démocratique, pour leur part, souhaitent que le gouvernement ne fasse pas appel. «On devrait respecter le jugement de la Cour à partir de maintenant et arrêter de renvoyer les gens aux États-Unis,» dit Christine Normandin, critique bloquiste en matière d’immigration. «Quand les gens sont refoulés, ils sont détenus sous des conditions qui ne respectent pas nos obligations internationales. Si nous négocions une autre entente, nous ne voyons pas comment cela nous permettra de respecter nos obligations.»

Il est à noter que la date d’entrée en vigueur de la décision – le 22 janvier 2021 – coïncide presque jour pour jour avec l’assermentation du gagnant des élections présidentielles de novembre 2020. Pour le moment, la plupart des sondages donnent l’avantage au candidat démocrate Joe Biden face à Trump. La députée néodémocrate Jenny Kwan remarque que son parti s’est opposé à l’entente depuis sa création en 2004, quelle que soit l’administration américaine en place. «Il reste à voir si, avec un changement d’administration, il y aura vraiment un changement d’approche,» dit-elle.

Ariana Sawyer, de HRW, se permet un peu d’espoir, mélangé au scepticisme. «J’espère qu’une administration Biden serait plus ouverte à travailler avec la communauté de défense des droits des immigrants pour créer un système d’immigration plus humain, mais mon inquiétude serait que Biden ramène les États-Unis au statu quo d’avant Trump, qui n’a jamais été suffisant.»