La cimenterie McInnis, située à Port-Daniel–Gascons en Gaspésie, est l’un des plus gros émetteurs de gaz à effet de serre (GES) du Québec. Cette pollution est due à l’utilisation d’un résidu de raffinage, le coke de pétrole, comme combustible pour faire fonctionner l’usine.
Afin de réduire l’empreinte carbone de la cimenterie, il existe depuis sa mise en service (en 2017) un projet de conversion à la biomasse, qui pourrait permettre de réduire de 30 % sa consommation de coke de pétrole. D’ici la fin de l’année, le comité de suivi environnemental de la cimenterie McInnis devrait rendre publique une étude de faisabilité, suite à laquelle des ententes d’approvisionnement en biomasse seront signées.
Les endroits où prélever cette biomasse forestière ont cependant déjà été déterminés lors de l’étude de préfaisabilité, qui a été publiée en 2017. Parmi ceux-ci, il est envisagé que des parcelles entières de forêt, qui ne représentent pas une grande valeur aux yeux de l’industrie forestière, soient rasées pour être converties en biomasse. En d’autres termes, des arbres seraient abattus puis brûlés afin de produire du ciment.
Des forêts pas assez productives pour continuer à vivre
L’étude de préfaisabilité qualifie ces forêts de «peuplements dégradés». Plus précisément, on peut lire qu’il s’agit de «peuplements mixtes de faible qualité issus du grand feu de 1924» (c’est-à-dire qui ont repoussé naturellement suite à un incendie) situés sur des terres publiques, donc gérées par le ministère de la Forêt, de la Faune et des Parcs (MFFP). Le relationniste de presse du MFFP Sylvain Carrier a spécifié à Ricochet qu’ils sont situés «derrière les agglomérations de Bonaventure, New Carlisle, Paspébiac et jusqu’à Port-Daniel».
«Ces peuplements sont stagnants et contiennent peu d’arbres pouvant être utilisés pour les produits conventionnels (notamment les scieries). De ce fait, ces superficies sont considérées comme étant « non productives » actuellement, car très peu de carbone est fixé par ces forêts», explique le chargé de projet Énergie et Biomasse chez Nature Québec, Mathieu Béland, qui siège sur le comité de suivi environnemental de la cimenterie.
Ricochet a obtenu le résumé de l’étude de préfaisabilité de 2017, qui a été préparée par Service Forêt-Énergie, une filiale de la Fédération québécoise des coopératives forestières. Plus de 19 000 hectares de ces peuplements dégradés ont été identifiés dans un rayon de 125 km autour du village de Saint-Elzéar, où se trouve un centre de traitement et de conditionnement de la biomasse. Cela représente un potentiel de plus de 980 000 tonnes de bois, mais une «hypothèse réaliste de traitement» consisterait à prélever 11 500 tonnes par année, sur une durée de 30 ans.
Il s’agit d’une faible quantité (environ 4 %) de la biomasse forestière qui est disponible pour engloutissement par la cimenterie McInnis dans la région. Conseiller technique chez Service Forêt-Énergie, Éric Loubert assure que dans l’étude de faisabilité à paraître, ces peuplements dégradés ne font pas partie de l’approvisionnement de base, mais sont plutôt considérés comme une «sécurité d’approvisionnement», car il est «complexe d’aller en forêt pour désenclaver ces peuplements.»
Le gros de l’approvisionnement proviendrait de déchet de l’industrie de transformation du bois (écorces, copeaux, sciures), de la biomasse forestière résiduelle (branchages et cimes d’arbres non utilisables par l’industrie, qui restent habituellement sur le parterre de coupe) et du bois de trituration, c’est-à-dire du bois de diamètre commercial dont les caractéristiques ne correspondent pas aux exigences des usines de sciage.
Place à la monoculture
Les peuplements dégradés sont eux-mêmes considérés comme du bois de trituration dans l’étude de préfaisabilité. Ils sont formés d’arbres mesurant 4 à 12 mètres de haut, voire jusqu’à 17 mètres dans certains cas. Mathieu Béland nous a montré un exemple en photo (provenant d’un document confidentiel, il nous est impossible de la reproduire) : on y voit une forêt mixte dominée par des bouleaux tordus, qui ne peuvent clairement pas être transformés en planches.
Ce bois a tellement peu d’intérêt pour l’industrie forestière qu’au début des années 2000, le MFFP a commencé à abattre des arbres, sur des superficies pouvant atteindre 300 ha par année, et les a placés en andains (c’est-à-dire entassés en longues rangées) pour les laisser pourrir, le but étant de permettre le reboisement avec des espèces plus intéressantes économiquement parlant. «Les essences sont choisies en fonction de la qualité du site, mais il s’agit surtout de résineux, décrit le relationniste de presse Sylvain Carrier. Actuellement, c’est principalement de l’épinette blanche qui est reboisée sur les sites les plus riches et de l’épinette noire, moins exigeante, dans les sites de plus faible potentiel.» On passe donc d’une forêt naturelle diversifiée à ce qui ressemble davantage à de la monoculture.
Cette pratique du MFFP constitue l’argument principal pour rediriger ces peuplements vers la production de biomasse forestière : dans un cas, on laisserait les arbres pourrir; dans l’autre, on les brûlerait pour créer de l’énergie. Dans les deux situations, les superficies sont reboisées au grand bonheur de l’industrie forestière locale.
Les forêts décrites comme dégradées ont tout de même un intérêt pour la faune, selon le professeur en écologie animale à l’Université du Québec à Rimouski (UQAR) Martin-Hugues St-Laurent. «Les peuplements issus de feux sont de bons habitats pour les espèces d’oiseaux cavicoles ou qui consomment des insectes saproxyliques (associées au bois mort), car il y a recrutement régulier de bois mort», explique-t-il, citant l’exemple du pic à dos noir. Il ajoute que cela est le cas même quand l’incendie a eu lieu il y a près d’un siècle, mais qu’il faudrait inventorier ces forêts pour en dire davantage. «Mais bon, la décision est avant tout forestière et non faunique», conclut le professeur.
Une carboneutralité remise en question
Ciment McInnis prévoit utiliser au bas mot 100 000 tonnes de biomasses forestières par an, ce qui lui permettrait de réduire ses émissions de l’équivalent de 150 000 tonnes de CO2 chaque année. La biomasse est en effet généralement considérée comme carboneutre, puisque les forêts où elle est prélevée sont ensuite replantées, et les nouveaux arbres absorbent à leur tour des GES. Cependant, cette affirmation ne fait pas consensus.
«Que tu brûles de la biomasse ou des carburants fossiles, l’atmosphère ne fait pas de différence dans le CO2. Il n’y a pas de molécules qui sont plus propres que d’autres. C’est pour ça qu’on dit que la biomasse n’est pas nécessairement carboneutre», a expliqué la professeure au département des sciences de la forêt de l’Université Laval Évelyne Thiffault au site Le Monde forestier.
En janvier 2018, 800 scientifiques ont envoyé une lettre au Parlement européen dans laquelle ils affirment que «brûler du bois est inefficace et émet par conséquent beaucoup plus de carbone que de brûler des combustibles fossiles pour chaque kilowattheure produit.»
Toutes les biomasses ne sont cependant pas égales: lorsqu’on a recours à des résidus au moment de l’abattage (biomasse forestière résiduelle) ou du sciage (écorces et copeaux), la majeure partie du carbone qui a été absorbé par la forêt est toujours fixée par les produits (planches, poutres…) qui sortent des scieries. En comparaison, brûler des forêts entières apparaît comme une façon bien plus hasardeuse de lutter contre les changements climatiques.