Le féminisme d’aujourd’hui est plutôt caractérisé par la liberté individuelle que par l’égalité elle-même. On ne croit dorénavant plus à l’échelle de gravité entre le sexisme ordinaire et le viol avec pénétration. On crée des polémiques, on explose des concepts. Dans l’espace public, on dénonce toutes les formes d’agressions : elles sont toutes inexcusables, toutes condamnables. Les micros agressions sont désormais simplement des agressions. Tout y passe. De la participation passive à des catcalls aux actes sexuels d’une violence inhumaine.

Faut-il vraiment hiérarchiser? À tout mettre sur le même plan, à refuser de catégoriser, enlève-t-on de la force aux récits? Dédramatisons-nous involontairement certains actes très graves? Je ne crois pas. Jusqu’à maintenant, à l’opposé de nos congénères masculins qui s’arrogent tous les droits sur nos corps, lorsqu’on dénonce, lorsqu’on prend parole, on se fait lyncher. Après toutes ces années, ces dénonciations manquées, on est à vif. On perd patience à force d’être touchées sans consentement. On est sexualisées dès l’enfance et on éduque nos filles à être vigilantes. On évite les regards, on fuit les étreintes. On voudrait presque couper des mains, trancher des langues, arracher des yeux. On ne sait plus comment vous demander d’arrêter de nous faire du mal.

Une grande majorité d’entre-nous perdent de la crédibilité parce que nous n’arrivons pas à nous souvenir de tout. L’agression reste prisonnière d’une petite boîte dans le cerveau.

On vous l’a demandé en 2016, on vous l’a demandé en 2017 avec le mouvement #metoo. On vous l’a demandé après l’affaire Rozon. On s’est habituées à endurer n’importe quoi, à survivre. Quoique. Les avantages à être un homme, c’est que s’ils ne sont pas contents de ne pas pouvoir nous baiser, ils peuvent nous tuer. Même que lorsqu’ils ont déjà tué, on peut leur permettre de nous baiser à nouveau… et de nous tuer. On n’a qu’à penser à Eustachio Gallese et son deuxième féminicide, quand il avait la permission de voir des travailleuses du sexe après son emprisonnement pour le meurtre de sa femme, et qu’il a tué Marylène Lévesque.

Et les avantages à être un homme politique, c’est qu’on a le pouvoir de faire fermer des pages féministes, comme les Hyènes en Jupons. C’est un Yves-François Blanchet de bonne humeur qui s’est exprimé récemment encore sur les accusations d’agression sexuelle à son endroit. Sauf que cette fois-ci, en plus de nier, il a une preuve entre les mains qu’une partie des dénonciations sont fausses. Une lettre circule présentement sur les réseaux sociaux mentionnant une liste d’hommes qui auraient été victimes de fausses accusations. Écrite par une prétendue ancienne membre du collectif «radical» des Hyènes en Jupons. Donnant ainsi raison, une fois de plus, aux antiféministes, cette lettre est un laissez-passer pour faire taire sa victime sans se salir les mains. On revient une fois de plus à l’argument du mensonge et de la vengeance.

Je sais ce que c’est, s’attaquer à un homme politique. Je comprends aussi pourquoi elle reste anonyme. Blanchet ment, comme Sklavounos avait menti lorsqu’il avait prétexté ne pas me connaître. Ils ne nous connaissent jamais. Ils ne nous violent jamais. Et c’est nous qui mentons.

Mon exemple

Je me suis fait traiter de menteuse. Les quatre dernières années m’auront surtout permises de comprendre pourquoi j’ai oublié des détails de ma propre histoire. Une grande majorité d’entre nous perdent de la crédibilité parce que nous n’arrivons pas à nous souvenir de tout. L’agression reste prisonnière d’une petite boîte dans le cerveau. Elle peut revenir des mois, voire des années plus tard. Ce phénomène porte un nom et est une réaction tout à fait normale aux violences sexuelles : les chocs psychotraumatiques.

Sur le plan cérébral, il y a bel et bien preuves d’un survoltage. Les deux mots clés : l’amygdale cérébrale, qui régule nos émotions et l’hippocampe, situé dans le lobe temporal, qui est l’un des centres de la mémoire et du repérage dans l’espace, qu’on a aussi étiqueté comme le «système d’alarme» du cerveau. Le lien entre ces deux parties du cerveau se brise et provoque la production d’hormones de stress lors d’événements traumatiques graves et terrorisants. L’adrénaline et le cortisol, qu’on appelle également «drogues endogènes», sont sécrétés en trop grandes quantités et deviennent toxiques pour l’organisme. Notre cortex est alors en survoltage : pour éviter un arrêt cardiaque ou une atteinte neurologique, comme des convulsions, la production d’hormones de stress est coupée et le cerveau se met à produire un cocktail d’endorphines comme la morphine ou la kétamine.

Survient l’état de dissociation, celui-ci étant la source, entre autres, de troubles de mémoires que rapportent de nombreuses survivant.e.s. Impression de paralysie, de vivre la scène à l’extérieur de son propre corps et de ne plus rien ressentir. Cette réaction engendre énormément de dégâts puisque notre amygdale ne transmettra pas l’information à l’hippocampe qui aurait théoriquement dû mémoriser la scène.

La compréhension des chocs psychotraumatiques est essentielle pour une bonne prise en charge des victimes au moment du dépôt de leur plainte. Autrement, en plus de se sentir honteuses, coupables et à se croire folles, ces oublis seront considérés comme des mensonges plutôt qu’une réaction naturelle aux agressions. La victime du chef du Bloc Québécois, Yves-François Blanchet, n’a eu qu’une réaction normale à une situation anormale. Je sais ce que c’est, s’attaquer à un homme politique. Je comprends aussi pourquoi elle reste anonyme. Blanchet ment, comme Sklavounos avait menti lorsqu’il avait prétexté ne pas me connaître. Ils ne nous connaissent jamais. Ils ne nous violent jamais. Et c’est nous qui mentons.

Un peu d’optimisme

À travers toute cette douleur, un peu d’espoir. Commençons par l’espoir d’une réparation des survivantes, brisées par leurs assaillants. Puis, par celle des hommes qui nous ont fait mal. Mon agresseur, je voulais qu’il souffre, lui aussi. S’il avait admis ses torts, qu’il était allé en thérapie, j’aurais su pardonner. Je n’oublierai jamais les violences qu’il m’a fait subir. J’aurais sans doute mieux dormi si j’avais su que ma dénonciation avait pu au moins lui permettre une prise de conscience. Si la cancel culture sert surtout à libérer les épaules des survivantes, elle devrait aussi pouvoir réhabiliter les hommes.

Vous êtes mal à l’aise? Tant mieux. Les agresseurs doivent arrêter de se justifier et de s’excuser. Ils doivent guérir. Pour que les hommes arrêtent d’agresser, il faut les nommer.

Si un agresseur a cheminé depuis ses actes, il faut le souligner. Je crois à la justice qu’on décide de se faire, en nommant nos agresseurs, en dénonçant le système de justice pénale qui nous a abandonnées, tout en croyant aussi à leur réhabilitation. Vos excuses, c’est un beau spectacle. Elles vont nous être remboursées quand, nos sessions avec nos psychologues? En fin de compte, sans intégrité, éthique, des limites préétablies et un bon plan d’action, le processus de cancel culture peut causer plus de torts que de réparations. La source du problème n’est pas cette marée de dénonciations, mais le naturel étonnant des violences sexuelles que nous vivons quotidiennement.

Nous recevons votre «je-m’en-foutisme» face à nos corps à longueur d’année. Vous nous menacez avec des mises en demeure pour diffamation parce que nous parlons, nous prouvant une fois de plus que vous n’avez rien compris à la démarche. Vos vies basculent et vous nous en attribuez la responsabilité. Si on ne veut pas stagner, il nous faut indubitablement vous pousser à admettre que vous avez mal agi. La cancel culture est ce catalyseur. Il faut cesser de croire que les agresseurs sont largués dans le néant. Des services leur sont offerts. Ils recevront de l’aide tout en demeurant coupables. Contrairement au système de justice, la présomption d’innocence n’existe pas dans le processus de justice réparatrice. Le coupable l’est. On croit la personne qui dénonce. L’agresseur est retiré de tous les endroits où il pourrait croiser la victime. Je crois sincèrement que c’est la justice de demain. On allait bien finir par exploser. On y est.

Donnons-nous du temps pour nous ajuster, mais songeons collectivement repenser la cancel culture comme une voie vers la justice réparatrice. Car elle est efficace si elle fait place aux changements et à l’éducation sexuelle des hommes, de tous les hommes. Vous êtes mal à l’aise? Tant mieux. Les agresseurs doivent arrêter de se justifier et de s’excuser. Ils doivent guérir. Pour que les hommes arrêtent d’agresser, il faut les nommer. Alors quelle sera la suite? Des formations contre les violences sexuelles doivent être données dans tous les milieux, des écoles primaires jusqu’aux hommes à cravates. Je ne sais pas ce qui s’en vient pour nous. On en a marre d’être violées, on en a marre d’avoir peur. On va continuer d’en avoir marre jusqu’à ce qu’on vous voit arrêter de vous protéger les uns des autres.

Un discours nuancé

Les plus privilégiées parmi nous toutes, les féministes blanches, avons une fois de plus la tribune pour dénoncer les violences systémiques que nous vivons encore aujourd’hui. Impopulaire, notre message est tout de même entendu : cependant, les catégories raciales nous séparent encore. Le mouvement actuel est une révolution féministe essentielle, mais cette lutte collective peut aussi paraître inutile pour certaines femmes vivant des réalités différentes des nôtres. Les femmes autochtones sont violées, tuées. Elles sont violentées par la police. Les femmes noires se battent encore parce qu’elles sont noires. Les femmes qui portent le voile se battent encore pour le garder sans se faire insulter dans la rue.

Ce mouvement de cancel culture n’est pas sophistiqué. Il n’est pas beau. Il ne ressemble en rien à ce qu’on a connu avant. Les hommes se sentent menacés d’extinction : le féminisme va trop loin, encore. Faut-il, une fois de plus, qu’ils «s’excusent d’être des hommes, d’avoir un pénis et des envies comme tout le monde?» Vous avez la présomption d’innocence sur un plateau d’or. Nous allons terminer ce que nous avons commencé. Et les têtes continueront de tomber.