Tout le monde dit qu’ [un programme] s’en vient, mais il n’y a rien eu de concret. »
– Alexandre Boulerice, député fédéral néodémocrate de Rosemont-La Petite Patrie.
Tout programme de régularisation appliqué au Québec doit être le produit d’une entente entre le ministère fédéral de l’Immigration, des Réfugiés et de Citoyenneté (IRCC), qui octroie le statut de résident permanent, et le Ministère d’immigration, de francisation et de l’intégration du Québec (MIFI) qui émet des Certificats de sélection du Québec (CSQ) requis pour les demandeurs de résidence permanente vivant au Québec. L’avocat en immigration Guillaume Cliche-Rivard précise que Québec a techniquement le pouvoir de s’opposer aux plans du fédéral en refusant d’émettre des CSQ aux personnes visées, mais que ce genre de «chicane» est très rare.
Habitué à la bureaucratie du monde de l’immigration, Me Cliche-Rivard trouve ce délai inquiétant. «Avec chaque jour qui passe [le délai] devient plus difficile à comprendre,» dit-il, ajoutant que la situation pèse sur le moral de ses client.es. Certain.es risquent la déportation à l’heure actuelle, alors qu’ils et elles auraient de fortes chances d’être admissibles au programme de régularisation qu’on leur a fait miroiter. «Les gens veulent aller à l’école, envoyer leurs enfants à l’école, travailler, mais ne savent pas combien de temps ils pourront rester,» poursuit Me Cliche-Rivard. «Tout est temporaire.»
Il ajoute qu’un tel programme d’octroi de résidence permanente aux travailleurs et travailleuses sans papiers ne serait pas sans précédent. «Le ministère [fédéral] de l’Immigration a le pouvoir de créer un mini-programme accéléré d’immigration avec des critères spécifiques,» précise-t-il. Notamment, un programme créé en 2019 a permis la régularisation de plusieurs centaines de personnes sans papiers qui travaillaient dans le secteur de la construction dans le Grand Toronto.
Selon Alexandre Boulerice, sa collègue libérale Mélanie Joly aurait laissé entendre au cours des dernières semaines que «des bonnes nouvelles s’en venaient,» sans donner plus de précisions. Le 10 juin, Radio-Canada a dévoilé les grandes lignes d’un programme fédéral qui toucherait les demandeurs d’asile œuvrant dans le secteur de la santé, mais aucune annonce formelle n’a encore été faite.
Émilie Vézina, porte-parole du MIFI, note que le premier ministre François Legault a demandé à la ministre de l’Immigration «d’analyser les cas de demandeurs d’asile qui prêtent main-forte dans les CHSLD.» Du côté du fédéral, on «regarde cette situation de près et travaille avec nos partenaires des provinces, y compris avec le Québec, de voir comment on peut reconnaître la contribution de ceux et celles qui travaillent sur les lignes de front pour garder le Canada en santé,» selon le porte-parole d’IRCC, Peter Liang.
La grogne dans la communauté
Frantz André est fondateur de la Coalition d’action pour les personnes sans statut (CAPSS). Ancien homme d’affaires devenu militant à temps plein, il anime une série de conférences de vulgarisation des processus migratoires en français et en créole sur Facebook Live. Son numéro de cellulaire circule librement dans la communauté haïtienne. Par conséquent, son téléphone ne dérougit pas : «J’ai reçu beaucoup d’appels des personnes sans statut, espérant que ce programme serait leur bouée de sauvetage.»
Or, il craint que beaucoup de demandeurs d’asile travaillant dans des secteurs essentiels ne soient oubliés. Avec Alexandre Boulerice, le député provincial solidaire Andrés Fontecilla et d’autres militant.es du milieu associatif, M. André réclame une liste de personnes admissibles à la régularisation qui serait calquée sur la liste des services essentiels émise par le gouvernement québécois au mois de mars. Cela implique l’admissibilité du personnel des garderies, des épiceries et des usines de transformation alimentaire, entre autres. « Tous les gens qui ont dû travailler pendant le confinement ont été potentiellement exposés à la COVID-19, » dit-il. « Pourquoi discriminer contre les caissiers du Dollarama? »
« Le gouvernement du Québec a défini qui était un travailleur essentiel… et il y a beaucoup de personnes racisées et issues de l’immigration qui remplissent ces emplois, » ajoute Wilner Cayo, fondateur de l’organisme Debout pour la dignité.
M. Cayo et M. André espèrent que la nouvelle ministre de l’Immigration, Nadine Girault, dont la famille est d’origine haïtienne, entendra les appels des gens de leur communauté. «Le gouvernement Legault a donné les dossiers chauds de l’immigration et du racisme systémique à Mme Girault et à Lionel Carmant [ministre délégué à la santé, lui aussi d’origine haïtienne, NDLR],» explique M. André. «Ils sont des gens hautement qualifiés, mais Legault se sert d’eux pour faire une image, et je m’inquiète du fait qu’ils ne pourront pas accomplir ce que les gens espèrent qu’ils vont accomplir. À Mme Girault, je dirais, pensez à vos origines et… à la détresse que votre parti a créée et prenez la décision responsable.»
Il y a des milliers de personnes qui attendent une geste de la part de Mme Girault, et je suis sûre qu’elle répondra. C’est un devoir de gratitude envers des gens qui ont risqué leurs vies.»
– Andrés Fontecilla
Alexandre Boulerice, quant à lui, est optimiste qu’une solution sera trouvée avec les deux paliers de gouvernement : «Ces gens nous ont donné un coup de pouce pendant que nous étions en crise, et maintenant on les jette dehors comme des déchets? Non. Il devrait être naturel pour le Parti libéral [d’approuver une mesure de régularisation] et ça ne devrait pas bloquer au provincial.»
Un débat de société
Boulerice et Fontecilla espèrent que ces discussions mèneront non seulement à la régularisation de quelques milliers de travailleurs et travailleuses précaires, mais aussi à une mise en question plus grande des piètres conditions de paie et conditions de travail des nombreux travailleurs dits essentiels.
«Lors du confinement, ils ont fermé beaucoup de secteurs, mais les travailleurs agricoles devaient être là pour assurer qu’on avait de la nourriture,» souligne Fontecilla.
«Les demandeurs d’asile et toutes les autres personnes qui avaient des emplois mal payés, peu valorisés, avec de mauvaises conditions de travail et des fragiles liens d’emploi, ces gens-là ont permis à notre société de continuer à fonctionner,» ajoute le député solidaire. «Alors qui apporte le plus à la société — une préposée aux bénéficiaires ou un PDG? »