La catégorie de « gang de rue », qui s’est imposée au cours des trois dernières décennies comme l’une des manières les plus ordinaires de se représenter, au Québec, la délinquance juvénile, fait partie de ces mots dont il nous semble d’autant plus important d’interroger les fondements qu’ils contribuent à dicter la sur-surveillance policière des populations noires.

En 1997, est publiée l’une des premières revues de la littérature francophone sur les liens entre « jeunesse et gangs de rue », présentée au service de police de la communauté urbaine de Montréal en vue d’établir un plan stratégique quinquénal. Ses auteurs, associés à l’institut universitaire du Centre jeunesse de Montréal, soulignent dès les premières pages les défis que pose « l’absence d’une définition normalisée du phénomène » pour en évaluer la « nature », « l’étendue » et la « gravité ». Ce flou définitionnel ne les empêchait pourtant pas d’affirmer, quelques lignes plus loin et sans plus de précaution, que les gangs de rue à Montréal, dorénavant « orientés vers la violence, la drogue et les armes », étaient majoritairement « issus des minorités culturelles plus récemment immigrées au Québec ». Ce flou définitionnel n’a jamais quitté, jusqu’à aujourd’hui, la considérable production d’expertise sur le phénomène. Il semble au contraire l’avoir stimulé, pour affiner les instruments de mesure d’un phénomène pourtant toujours aussi fragilement saisi.

Dix ans plus tard, en 2007, la lutte contre les gangs de rue a officiellement été promue au rang de « grande priorité » de la lutte contre la criminalité au SPVM (Plan directeur 2007-2010). L’année suivante, la création d’une escouade spécialisée, nommée Éclipse, représente l’un des résultats concrets des efforts pour combattre un phénomène alors présenté, qu’importe son flou définitionnel, comme un nouveau type de délinquance, plus violent et dangereux. Composée de 66 policiers et de deux procureurs attitrés aux gangs de rue, l’escouade a bénéficié d’une aide financière de 92 millions de dollars du gouvernement fédéral, et de 37 millions du gouvernement provincial.

Ces chiffres ne manquent pas d’interpeller, à l’heure où, aux États-Unis comme ailleurs, les mouvements de protestation contre le racisme policier multiplient les appels au définancement de la police. Mise sur pied quelques mois avant le décès de Fredy Villanueva, 18 ans, tué lors d’une intervention policière à Montréal-Nord, cette escouade a été reconnue par le SPVM lui-même comme ayant favorisé le profilage racial par ses « stratégies, tactiques et politiques opérationnelles discriminatoires », tel qu’énoncé dans son plan stratégique en matière de profilage racial et social (2012-2014).

D’où vient, alors, cette catégorie problématique?

Avant de devenir une préoccupation de la police et des experts en délinquance juvénile, elle émerge d’une couverture médiatique qui, à la fin des années 1980, attire l’attention des pouvoirs publics sur les « dangers que représente pour la société » une bande de 150 adolescents de « race noire » à Montréal-Nord, pour reprendre les termes d’un article publié le 26 aout 1987 par Serge Labrosse au sein du Journal de Montréal. Deux ans plus tard, alors même que la catégorie est contestée par divers acteurs, y compris policiers, qui doutent de la différence entre les déviances des jeunes noirs et celles des autres jeunes, en particulier des jeunes blancs, le même journaliste s’inquiète que « de plus en plus, avec l’entrée massive d’immigrants, la criminalité concernant les conflits interraciaux ne fait que commencer et ira en s’amplifiant ».

Ces premières occurrences de la catégorie – que l’on retrouve, dans le journal La Presse, sous la plume de Bruno Bisson – rappellent, s’il en était besoin, ce qu’elle doit au développement du racisme anti-Noir à Montréal. Soulignons à ce titre la tenue de deux enquêtes publiques, dans les années 1980, qui, déjà, mettaient en évidence les discriminations subies par les populations noires. La première, en 1983, portait sur le racisme dans l’industrie du taxi, à la suite de plusieurs mises à pied de chauffeurs haïtiens. La seconde, en 1987, portait sur le racisme dans la police, à la suite du meurtre d’un adolescent non armé d’origine jamaïcaine, Anthony Griffin, par un policier dont il a depuis été prouvé qu’il avait des antécédents en matière de racisme.

La diffusion croissante de la catégorie de gang de rue, dans les années 1990, apparaît alors comme l’un des éléments du passage d’un « racisme vulgaire », pour utiliser les mots de Franz Fanon, à une expression formelle du racisme qui, logée dans des mots d’apparence si ordinaire qu’on en oublie trop souvent les origines contestables, se renouvelle et devient plus subtile.

Benoit Décary-SecoursChercheur postdoctoral au Centre de recherche de Montréal sur les inégalités sociales et les discriminations (CREMIS)

Nicolas SalléeProfesseur au département de sociologie de l’Université de Montréal, et directeur scientifique du CREMIS