Les récentes mobilisations contre le racisme ont également eu lieu sur les réseaux sociaux où on donne des manières concrètes de faire de sa lutte antiraciste plus qu’un hashtag. Les pétitions ainsi que les sites où faire des dons circulent. On y partage des suggestions littéraires et cinématographiques pour s’éduquer sur le racisme, ou encore des artistes Noirs à soutenir.
Dans cette discussion avec la DJ et archéologue de la musique Gayance (Aïsha Vertus) : le militantisme antiraciste et ce lien presque indissociable entre la musique et l’histoire des Noirs.
Q : Comment dirais-tu que ce racisme prend forme dans ta ville, Montréal, en comparaison aux États-Unis?
R : Le profilage racial est présent partout dans le monde (que j’ai connu) : au Maroc, Brésil, États-Unis, en Colombie, dans les grandes capitales d’Europe, à Montréal et à Toronto.
C’est vrai qu’aux États-Unis il existe des lois qui font en sorte que cette violence soit réellement possible et décuplée. Il y a d’abord le deuxième amendement qui permet à tout le monde de posséder une arme à feu pour protéger sa propriété. Déjà là, ça donne le droit, entre citoyens, de se tirer dessus. Ensuite, il y a le 13e amendement d’après lequel, au moment où on est détenus et mis en prison pour un crime, on obtient le statut d’esclave.
Selon les données recueillies par MTL sans profilage, entre 2006 et 2007, le taux d’interpellation des jeunes noirs était 4,2 fois plus élevé que celui des jeunes blancs. Le taux d’arrestation était 2,2 fois plus élevé pour les jeunes noirs que pour les jeunes blancs.
En cette matière, au Canada on est sauvé. On n’a pas cette « culture de l’arme à feu ». Pourtant, je trouve que nos démarches policières s’apparentent à celles de nos voisins américains. Les policiers ont tendance à vouloir « contrôler » les gens surtout lors de rassemblements et de manifestations. Et puis leurs cibles, ce sont souvent les Black and Brown people (Noirs, Latinos, Arabes).
Q : Je ne crois pas me tromper en disant que le militantisme est présent dans ta vie depuis aussi longtemps que la musique. De quelle manière le militantisme se répercute-t-il dans ta démarche artistique?
R : Mes parents m’ont élevé de façon à ce que je n’oublie pas d’où je viens et ils l’ont fait surtout à travers la culture et la musique. Avec la musique, on peut décoder et comprendre toutes sortes de choses. La musique appartient à une période dans l’histoire politique. À mon sens, d’ailleurs, tout est politique. Donc, mon histoire et celle de la musique sont liées et indissociables.
Q : Le Hip-hop est certainement le genre musical le plus populaire au monde, et l’on sait que ça vient non seulement de la culture afro-américaine, mais qu’il s’inscrit carrément dans l’histoire des Noirs.
R : Effectivement, on retrace le Hip-hop à travers l’histoire des Noirs. Les ancêtres des rappeurs d’aujourd’hui sont les MC (Master of Ceremony / Maître de cérémonie) qui eux tirent leurs origines de Jamaïque.
En fait, dans les années 1970, on voyait naître en Jamaïque, le début du Hip-hop. Il y avait déjà là-bas une culture de sound system, c’est-à-dire l’installation extérieure d’un grand système de son, d’amplis, etc. D’ailleurs, le concept du sound system, encore plus ancien, a été créé par les Noirs de Jamaïque à défaut d’être admis dans les salles de spectacle, les boîtes de nuit ou les autres espaces réservés aux personnes blanches. Avec tout ça, les Jamaïcains ont aussi inventé, à partir du reggae, le dub, qui est à l’origine du remixage qu’on connaît maintenant.
C’est de là que vient la base du hip-hop, donc le principe de créer une chanson, de l’enregistrer et de la jouer en temps réel sur des vinyles. Puis, en remontant plus loin dans l’histoire de ces musiques des Caraïbes, on y retrouvera des traces des premières musiques des descendants d’esclaves.
Bien entendu, c’est au Bronx, à New York, que la culture hip-hop telle qu’on la connaît aujourd’hui a pris forme. Un Jamaïcain, dénommé Kool herk y a importé la culture du sound system, mélangée et influencée notamment par la réalité urbaine et démographique (Afro-Latino, Afro-américains) du Bronx, ainsi que par la musique des quartiers new-yorkais, comme le jazz. Le hip-hop a alors évolué dans un contexte où les gens vivaient entassés dans des immeubles et n’avaient accès qu’au strict minimum pour construire un produit musical, tant en matériel qu’en termes d’espace.
De là ont émergé les éléments fondateurs du Hip-hop, parmi lesquels on retrouve le DJ, les B-boys (break dance), les MC, le graffiti. Ce qui correspond à, respectivement : la musique, la danse, la poésie et l’art visuel. Il y a plein de sous-genres qui s’y sont collés jusqu’à devenir la musique la plus écoutée.
Q : Que devrait faire l’industrie musicale québécoise et particulièrement la communauté hip-hop du Québec pour répondre correctement à la lutte antiraciste?
R : Cet enjeu-là a été le travail d’une vie pour mes parents. Mon père faisait des ateliers en lien avec le Hip-hop dans le milieu communautaire. Justement, je pense qu’il y a énormément d’éducation à faire. Créer des programmes parascolaires – et même scolaires – dirigés envers cette histoire et cette culture-là pourrait permettre aux enfants de découvrir tellement de choses, par rapport à leur identité, leur créativité et leur communauté.
Pour ce qui est l’industrie musicale québécoise à proprement dit, il faudrait déjà simplement s’impliquer. J’entends par là de trouver une main-d’oeuvre, de mettre en place des ressources pour permettre, par exemple, aux jeunes qui souhaitent évoluer dans ce milieu, mais qui n’ont pas nécessairement les moyens.
Le principe des quotas de musique francophone bloque énormément de voix racisées et de talents. Au Québec, on parle, pour la plupart d’entre nous, le français. Beaucoup d’immigrants sont francophones, mais sont aussi bilingues, même trilingues, voire polyglottes. Il faudrait commencer à accepter qu’on puisse être Québécois, et chanter dans une autre langue que le français. On peut chanter en langue Innu et en cri aussi. Il y a un décalage entre la variété musicale créée à Montréal, notamment, et celle qu’on accepte de financer selon les lois et les quotas.
Un autre point à soulever est l’absence de station radio Hip-hop au Québec. Dans la communauté Hip-hop, nombreux se sont battus pour en créer une, mais le problème au niveau du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) revient. Dans les faits, on pourrait avoir une radio urbaine au Québec, sauf que le contenu musical serait limité et les talents qu’on veut voir émerger, celui issu des communautés racisées, déjà absentes de l’industrie musicale, ne pourraient pas être diffusés complètement et de manière authentique.
Et, comme dans tous les secteurs, on devrait avoir plus de diversité, plus de personnes noires attitrées aux postes clés et décisionnels. Bref, la lutte antiraciste passe définitivement par la culture et cette dernière manque cruellement de capital et de diversité.
Q : À la veille d’une deuxième manifestation contre la brutalité policière et le racisme à Montréal, comment pourrait-on décrire l’importance symbolique de la musique dans les manifestations?
R : Dans la manifestation de dimanche dernier, il y avait des Haïtiens qui ont fait ce qu’on appelle une bande de Rara : un défilé musical avec différentes percussions. Ça vient de la culture du carnaval qui en soi est une forme de protestation déguisée en fête païenne, même si, au fil des années, plusieurs l’ont oublié. Puisque la plupart du temps les fêtes et les carnavals avaient lieu le dimanche ou pendant les autres jours de répit, les esclaves, à qui l’on a forcé la proximité avec l’Église, pouvaient ainsi se réunir. Pour mieux comprendre ce phénomène, on peut penser aussi au gospel. Ce sont à travers ces chants que les esclaves des États-Unis pouvaient s’évader et créer des liens entre eux.
La musique occupe donc une place cruciale dans les manifestations, surtout dans celles où l’on revendique nos droits.
Des rassemblements contre la brutalité policière et le racisme se préparent le dimanche 7 juin à Montréal, à Québec, et ailleurs dans la province.