Cela fait environ 10 ans maintenant que cet étrange personnage approche des femmes et des personnes non binaires de divers milieux en utilisant des stratagèmes de toutes sortes pour les inviter à participer à des activités organisées par Réseau Québec-Monde, l’organisme (autoproclamé) de tourisme politique dont il est le président.

En plus d’avoir été approchées, pour la plupart de la même manière, toutes les membres du groupe s’accordent sur le même sentiment d’inconfort et de malaise que cet inquiétant recruteur a laissé sur son passage au fil des rencontres et des discussions.

Mais quand on est jeune et sans expérience, qu’une personne avec laquelle on partage de nombreux «amis» en commun nous contacte, qu’elle n’a rien d’un faux profil ou d’un «catfish», qu’elle écrit et se présente bien : curriculum vitae solide, grand réseau de contacts ; comment se douter qu’il y a anguille sous roche?

«J’ai été approchée par François via Facebook. Il cherchait des participantes pour monter sa première mission “Femmes de pouvoir” à Paris. Je n’aurais jamais accepté si je n’avais pas des contacts qui avaient déjà participé à l’une de ses missions. Je ne trouvais pas que c’était très professionnel, cette façon de faire pour me proposer ce genre de projet », explique Gabrielle Goyet, qui jusqu’à tout récemment était encore officiellement vice-présidente du Réseau Québec-Monde (RQM).

Le séjour à Paris s’étant bien déroulé, toutes les participantes ont affirmé avoir apprécié leur expérience, bien qu’elles aient toutes gardé la même impression : «il est maladroit dans son approche, et parfois malaisant».

«À la fin du séjour, François m’a proposé de devenir vice-présidente de l’organisme», raconte Gabrielle. «J’avais 20 ans, j’étais jeune et impressionnée qu’il me propose ça, je n’ai pas posé de questions : ni pourquoi le poste était vacant ni pourquoi il voulait engager une jeune sans expérience pour ce poste. Avec le recul je trouve ça vraiment étrange. J’étais loin d’être qualifiée».

Mais jusque là, tout va bien. Le Réseau Québec-Monde n’en était pas à sa première mission. L’organisme est présent sur les réseaux sociaux, il a un site web et même un conseil d’administration.

Rien, avant la création du groupe Facebook privé, n’aurait pu éveiller des soupçons sur cet organisme. Rien, sauf peut-être les situations inconfortables créées par son président…

Qu’est-ce qui se cache derrière le Réseau Québec-Monde?

Organisme à but non lucratif créé en 2013, Réseau Québec-Monde «promeut le tourisme politique par la création de séjours d’immersion culturelle, historique et linguistique dans des régions du monde lors d’un référendum ou d’une élection régionale ou nationale» peut-on lire sur le site web de l’organisme.

Un article de L’actualité a été écrit sur Réseau Québec-Monde à sa création en 2013, expliquant les objectifs de l’organisme. À sa naissance, il y avait, en plus de François Roberge, quatre fondateurs du projet, militants du Parti québécois tout comme l’entrepreneur. Cependant, un tour sur le registre des entreprises du Québec indique que seul le nom de François Roberge y apparait. Fait étrange, puisqu’en temps normal, à titre d’organisme à but non lucratif, ce dernier doit avoir un c.a. constitué d’au moins trois postes obligatoires, soit celui de président, de secrétaire et de trésorier. Comment expliquer, donc, que seul François Roberge soit membre du c.a.?

Nous avons finalement appris qu’un conseil d’administration a bel et bien existé, d’après le témoignage d’une ancienne membre dans le groupe privé. Tous les membres ont pourtant fini par démissionner en bloc face au malaise engendré par le comportement de François Roberge à l’égard de nombreuses femmes.

Pour inciter les femmes qu’il contacte à participer à ses projets, l’entrepreneur les dirige vers au moins un organisme «partenaire» du RQM qui peut les aider, notamment au niveau du financement. Cependant, cet organisme ne s’est jamais positionné en tant que partenaire du RQM. Fausse représentation, donc?

En plus de recruter des femmes, privilégiant la tranche d’âge 18-35 ans sur le web et en personne, Roberge est également un expert du réseautage politique et d’organismes pouvant financer son projet. Nous savons qu’il a obtenu de nombreux dons de divers partis politiques. Il travaille également comme réviseur-correcteur à la pige.

Une source dans le milieu de la coopération affirme ne jamais avoir entendu parler de l’organisme, et se distancer d’une étiquette telle que «tourisme politique», surtout considérant que toutes les dépenses sont assumées par les participantes.«Je pense qu’il voyage carrément sur notre dos, avec notre argent», croit Maïa. En plus de devoir financer les voyages elles-mêmes, il arrivait qu’elles aient à le payer directement. Selon des propos de François Roberge rapportés par une participante, il justifiait cela expliquant qu’il fallait tout de même qu’il soit payé pour son travail. Plusieurs autres participantes décrient que cette pratique manque de transparence et est faite à leur insu.

La plupart des femmes ayant travaillé avec lui affirment de jamais avoir eu de réunion d’équipe au cours de leur mandat avec Réseau Québec-Monde. Il aurait aussi souvent insisté pour que les rencontres de travail se fassent chez lui.

Une autre femme ayant participé à une mission raconte qu’elle a dû dormir dans la même chambre que François Roberge, ce dernier expliquant que c’était plus économique de cette façon.

Un sentiment de malaise généralisé

Bien que particulière, son approche, a priori, n’indique rien d’inquiétant. Ce n’est qu’un message via Facebook, après tout, auquel on n’a qu’à ne pas porter attention.

Pourtant, une chose est unanime à travers les centaines de témoignages de femmes ayant eu des contacts avec François Roberge, virtuellement ou en personne; un grand sentiment de malaise, créant chez certaines de l’anxiété, de la tristesse, de la colère et un sentiment de trahison et d’arnaque. «J’ai tout dépensé de mes poches pour participer à l’une de ses « missions », et une fois arrivée sur place, rien n’était préparé, la moitié des personnes haut placées que nous devions rencontrer n’étaient pas au rendez-vous », confie *Maïa, qui a récemment participé à l’une des missions du Réseau Québec-Monde. «J’ai perdu mon temps. J’ai senti qu’il me prenait pour une idiote. Je me suis sentie désemparée, arnaquée et ridiculisée. J’étais vraiment en colère. Je l’ai confronté plusieurs fois sur son comportement inapproprié, mais il ne voulait rien savoir» ajoute-t-elle.

Plusieurs femmes ayant travaillé plus étroitement avec lui ont témoigné de leur malaise face aux questions déplacées sur leur vie privée que François Roberge leur posait pendant leur collaboration ou aux prétextes qu’il trouvait pour se rapprocher d’elles. Quand ce n’est pas une question d’argent, c’est parce que l’hôtel est plein qu’il faut partager une chambre ou parce qu’on ne peut pas laisser le groupe dans un appartement, seul, sans organisateur.

D’autres encore expriment leur impatience et surtout, encore une fois, un grand malaise face à l’insistance de Roberge pour une rencontre en personne, un appel téléphonique, des réunions exclusivement chez lui ou encore d’incessantes relances.

Ce comportement dépasse ses activités au sein de son organisme.

Également membre du réseau d’hébergement gratuit Couchsurfing depuis 2007, il n’a hébergé que des femmes chez lui (parfois en couple, mais rarement). Il y est décrit, en général, comme un hôte sympathique, mais quelques critiques de femmes ayant séjourné chez lui sont parlantes, comme celle-ci (traduction libre):

Je ne sais pas comment décrire mon expérience de séjour chez François. Même si j’étais reconnaissante qu’il m’héberge deux nuits par que j’avais du mal à trouver du logement, je m’y suis sentie inconfortable. Il m’a donné deux becs sur les joues, puis deux câlins très fort, me disant que c’était la coutume à Montréal, alors que je n’ai vu personne d’autre faire ça. En regardant son profil sur Couchsurfing plus attentivement, je me suis rendue compte qu’il y avait d’autres commentaires sur des câlins un peu trop nombreux, et qu’il n’hébergeait que des femmes (je n’ai vu aucun commentaire d’hommes), donc je me suis sentie inconfortable, presque en danger. Difficile à décrire comme expérience. Peut-être qu’il veut simplement être chaleureux, mais je me suis sentie inconfortable et je ne voudrais pas retourner chez lui »

«Ce qui est le plus troublant, c’est qu’il a toujours joué avec les limites», affirme Nadine*, qui a rencontré Roberge dans le cadre de ses activités militantes. Comme de nombreuses femmes, elle le prenait pour quelqu’un qui provoquait des malaises, sans plus.

Jusqu’à ce que dans le cadre d’un voyage, Roberge accumule les propositions déplacées pour se rapprocher des participantes à qui il avait notamment offert d’utiliser la même douche que lui ou bien de partager une chambre commune.

Pour Nadine*, il n’y a plus de doute : «Il sait ce qu’il fait, et il sait qu’il reste dans ce qui est légal, mais ça reste des comportements de prédateur».

«Ça me bouleverse de savoir qu’il a été déplacé avec autant de femmes. Je l’ai toujours trouvé un peu étrange, mais ça ne m’a jamais dérangé outre mesure. Mais maintenant que je vois le nombre de femmes avec lesquelles il a interagi et qu’il a dérangé d’une façon ou d’une autre, ça me choque beaucoup», confie *Sofiane, qui a participé à plusieurs voyages avec le RQM et qui a travaillé pour Roberge gratuitement en échange d’un prochain voyage qui serait financé.

Prédateur?

François Roberge semble avoir toujours le même modus operandi. Il contacte les femmes sur messenger via Facebook, souvent après avoir été accepté comme ami par ces dernières, principalement sur la base d’une grande quantité d’ami-es en commun. Il les approche en leur disant :

Comment vas-tu? Vu nos réseaux FB communs, je me risque.
Je me présente : François Roberge (Montréal/Paris) Recherchiste, réalisateur, animateur, l’Histoire Jugera… des élections dans le monde!
Les mardis matin, 8 h, à Radio Centre-Ville (RCV)
Président du Réseau Québec-Monde
http://reseauquebecmonde.org/»

Il enchaîne ensuite avec des questions du genre «aimes-tu la politique internationale?», suivi de «te considères-tu comme féministe?». Il flatte les femmes en leur disant qu’elles sont inspirantes. Si les échanges vont plus loin, et même quand il n’a pas de réponse, il en relance certaine en leur souhaitant Joyeux Noël, ou encore, en leur disant «merci d’exister» ou encore «merci d’être née».

Pour inciter certaines autres à participer à ses projets, il leur met la pression, en jouant la carte militante : «si tu es féministe, tu te dois de participer à mon projet», dit-il.

Il semble fouiller dans des réseaux féministes de toutes sortes pour recruter des femmes pour ses missions, en plus de passer par les amies des amies. Plusieurs l’ont accepté comme ami sur Facebook sans le connaitre, mais sur la base de parfois des centaines d’amis en commun.

Dans les témoignages, le mot «harcèlement» revient à plusieurs reprises. «C’est un fardeau mental que d’avoir à interagir avec ce genre d’individu. On a tendance à banaliser ça, mais quand on est plus de 600 à avoir vécu ça, à différents niveaux de gravité, et qu’on a toutes dû prendre de notre temps pour lui répondre, se rendant parfois à devoir être assez fermes pour qu’il arrête d’insister, c’est lassant, stressant, une perte de temps et une charge mentale dont on pourrait se passer», confie l’une des femmes du groupe.

Animateur de plusieurs émissions à Radio Centre-Ville, il utilise également ce rôle pour attirer de jeunes femmes à venir parler à son micro, leur proposant souvent d’aller prendre un café avant ou après, créant un inconfort récurrent auprès d’elles.

Sans franchir les limites d’une agression physique, des commentaires à caractère sexuel, ou encore des comportements limites ont mis dans l’embarras des centaines de femmes au fil des années.

Les femmes qui ont tenté de le confronter sur ses agissements, certaines plus d’une fois, n’ont eu comme unique réponse que de se faire bloquer de toute communication par Roberge. Il a par ailleurs été mis au courant de la situation décrite dans cet article. Les centaines de femmes faisant partie du groupe privé créé pour partager entre elles leurs expériences avec cet individu ont plusieurs demandes.

  • D’abord, qu’il cesse la sollicitation insistante et familière sur les réseaux sociaux à l’égard de femmes qu’il ne connait pas ou encore par l’entremise de répertoires d’associations ou d’organisations (ex : contacter des femmes nouvellement élues d’associations étudiantes, des femmes participant à des simulations parlementaires…).

  • Ensuite, qu’il arrête de se positionner comme un expert sur l’égalité de genre et un allié féministe et à cesser d’utiliser le nom de femmes sans leur autorisation explicite pour attirer d’autres personnes au sein de ses projets ou dans les communications de son OBNL (par exemple les «programmes» de ces voyages, dans ces stratégies de recrutement).

  • Elles recommandent également de fermer le groupe Femmes et pouvoir au XXI siècle et qu’il revoit les façons de faire de son organisme en termes de gouvernance et d’approche, sachant le tout lié à ses comportements et tant qu’unique administrateur dûment enregistré, notamment en ce qui a trait aux questions d’hébergement, de fausses-promesses et de non-reconnaissance du travail des femmes.

Toute cette histoire pose bien des questions sans réponses. Et nous questionnent sur les limites du comportement harcelant et sur le malaise ambiant que ce genre d’individu crée. «Il n’est pas le seul à agir comme ça, mais c’est inacceptable. D’utiliser nos réseaux, d’objectiver et de surfer sur un mouvement pour soi-disant s’y engager, mais qui en fait en parasite les efforts, le temps et les ressources de gens qui pourraient mettre leurs énergies ailleurs au lieu de se faire arnaquer et prendre leurs ressources par quelqu’un qui n’a pas vraiment à cœur la cause, mais qui est là pour se faire les poches et se payer des voyages sur le dos des autres, c’est vraiment fâchant», s’enflamme Maïa.

*Mise à jour

Suite à la parution de l’article, François Roberge a réagi lors d’un entretien téléphonique. Il a confié de ne pas comprendre les faits et gestes reprochés, en affirmant avoir toujours été très transparent quant aux objectifs et contenus des missions. Il a également dit ne jamais avoir été déplacé d’après lui, en s’excusant fortement si ça avait été le cas. «Je suis la transparence même, je prône toujours le dialogue, c’est pourquoi je propose parfois d’emmener les échanges à l’extérieur du virtuel. Si j’ai approché beaucoup de personnes via les réseaux sociaux, c’est que j’avais tout essayé avant pour recruter des participants aux voyages. Je ne dis pas que c’est la meilleure méthode, mais c’est parce que j’avais tout essayé avant. Je n’ai jamais insisté quand je voyais qu’il n’y avait pas d’intérêt», nous a-t-il expliqué.

Note personnelle

En toute transparence, nous avons toutes les deux, à titre de femmes et de journalistes, été contactées par François Roberge. Nos échanges se sont arrêtés rapidement, et ne se comparent pas à certaines expériences que les femmes qui se sont confiées à nous et dans le groupe ont vécues.

Nous trouvions qu’il était d’intérêt public de parler de cet individu, et surtout, de ses agissements, compte tenu du nombre effarant de femmes qu’il a contactées au fil des années, le malaise généralisé qu’il crée dans ses communications et ses comportements, et dans une perspective de solidarité envers les femmes vivant du harcèlement et toute autre forme de violence psychologique ou physique. En tant que femmes qui dirigent un média, notamment féministe, il nous apparaissait important de contribuer, à notre façon, à cette cause, et de prévenir d’autres femmes des agissements de cet individu. Il faut que des comportements comme celui de François Roberge cessent.

*Noms fictifs