ST. JOHN’S – Le 8 avril, avec 232 cas et deux décès, Terre-Neuve-et-Labrador comptait le plus haut taux de contamination par 100 000 habitants au Canada, derrière le Québec. Bilan au 1er juin : 261 cas, un seul nouveau depuis le 6 mai et trois décès. Bien que la province soit, à toutes fins pratiques, sans Covid-19, les restrictions y sont relâchées au compte gouttes. Cette prudence porte la signature de la médecin en chef, la Dre Janice Fitzgerald.

En vertu de la nouvelle Loi sur la protection et la promotion de la santé publique, adoptée en décembre 2018 par la province, c’est l’hygiéniste en chef qui a le pouvoir d’ordonner toute mesure jugée nécessaire pour protéger la population une fois l’état d’urgence sanitaire décrétée par les élus provinciaux. La responsabilité de la préparation est également entre ses mains.

Depuis le 18 mars, c’est la Dr Janice Fitzgerald qui prend les décisions. Cette nouvelle loi fait la fierté du ministre de la Santé et des Services communautaires, le Dr John Haggie, parce qu’elle a donné le gouvernail de la gestion de la pandémie aux autorités de santé publique en les retirant, en quelque sorte, aux politiciens, a-t-il répété en substance à quelques reprises en point de presse.

Le Dr Haggie, un chirurgien pratiquant à Gander jusqu’à son saut en politique, rappellera aussi que son expérience de médecin spécialiste ne fait pas pour autant de lui un expert en la matière. « Dre Fitzgerald et son équipe sont les vrais experts », dit le ministre.

Préparation et actions rapides

Lorsque l’apparition d’un nouveau virus en Chine commence à circuler dans les milieux de la santé, Terre-Neuve-et-Labrador est à la recherche de son médecin en chef. La Dre Fitzgerald, qui occupe alors l’intérim, met son monde à l’ouvrage. Dès le 17 février, elle fait parvenir un mémo de huit pages à plusieurs groupes de professionnels de santé – médecins, infirmières praticiennes, responsables des urgences – pour les sensibiliser à la venue probable du virus dans la province et dicter les mesures de protection à prendre en pareil cas.

Le 9 mars, elle fait parvenir aux écoles des consignes de prévention et d’intervention à toutes les écoles. Le lavage des mains pendant 20 secondes devient matière obligatoire. Le 14 mars, elle annonce un premier cas présumément positif de COVID-19 chez une personne vivant dans la péninsule nord de l’île de Terre-Neuve de retour d’un voyage à l’étranger. Quatre jours plus tard, le gouvernement déclare l’état d’urgence sanitaire. « Ce n’est qu’une question de temps avant qu’il y ait contamination communautaire » prévient alors le ministre de la Santé et des Services communautaires, le Dr John Haggie. Les jours suivants lui donneront raison.

Le 23 mars, il y a déjà 24 cas. Les jours suivants, la courbe monte en flèche. Le 27 mars, il y en a déjà 107. Le 1er avril, 60 nouveaux cas se sont ajoutés. Le 17 avril, au sommet avant l’accalmie, le bilan est de 256 cas et trois décès. Depuis, seulement cinq autres cas ont été annoncés, un seul depuis le 6 mai. Que s’est-il passé pour changer la situation à ce point?

Le foyer Caul’s

L’ascension fulgurante de la fin de mars et du début d’avril s’explique à 75 % par un foyer de transmission déclenché par une seule personne de retour de voyage ayant fréquenté le salon mortuaire Caul’s, de St. John’s, et ayant assisté à des funérailles entre le 16 et le 18 mars. Selon les données épidémiologiques colligées par l’équipe de la Dre Fitzgerald, 83 cas sont directement liés à ce nid d’infection, c’est-à-dire par des gens présents sur les lieux. Ces femmes et ces hommes ont à leur tour contaminé sensiblement autant de personnes. Ces « cas » vivent en majorité dans la région de la capitale.

Cette source d’éclosion est rapidement identifiée. Le 25 mars, la Dre Fitzgerald ordonne à quiconque a fréquenté le salon Caul’s ou des funérailles ces jours-là de de se placer immédiatement en quarantaine et de contacter le 811 dès l’apparition de symptômes. La nouvelle se répand comme une traînée de poudre, partout sur l’île et au Labrador.

Pendant la même période, l’annonce de quelques cas dans les régions ouest et centrale de l’île ont permis au ministre Haggie de lancer d’un ton ferme : « Ce n’est pas un virus de townies! », les townies étant les citoyens de St. John’s, soit l’équivalent des Montréalais et Torontois. Son message est entendu.

Peur et traçage

D’une certaine façon, l’éclosion de COVID-19 dans le foyer « Caul’s », en faisant la démonstration de la vitesse et du niveau élevé de contagion du virus, a largement contribué au large respect des mesures de base de santé publique et des restrictions très strictes édictées depuis par la médecin en chef. En bref, les gens ont eu peur et sont restés le plus possible à la maison.

Mais il y a plus. La contamination communautaire déclenchée chez Caul’s a été contenue grâce à un traçage des contacts très rapide et d’une redoutable efficacité. Des 261 cas dans la province au 1er juin, seulement 7 demeurent encore de source inconnue.

Grâce à ce boulot de détectives, la santé publique a été et est encore en mesure de connaître avec précision les sources de transmission et d’émettre rapidement des directives s’appliquant à des groupes d’individus ou des régions ciblées. C’est exactement ce qui s’est produit le 22 avril, lors de la découverte d’un nouveau cas terre-neuvien relié à un foyer d’éclosion découvert une semaine plus tôt au site d’exploitation pétrolière albertain Kearl Lake d’Imperial Oil. La Dre Fitzgerald a alors émis l’ordre à quiconque travaillant à cet endroit et de retour dans la province depuis le 29 mars de se mettre immédiatement en quarantaine et d’appeler de 811. La mesure s’est depuis étendue aux gens de retour d’un autre site pétrolier en Alberta.

La nouvelle de cette transmission interprovinciale, comme l’existence du foyer Caul’s, a créé une onde de choc. Elle a révélé que malgré la fermeture rapide des frontières pratiquement à quiconque n’est pas citoyen de la province, le va-et-vient entre Terre-Neuve-et-Labrador, d’autres régions du Canada et du monde où les cas et les décès montent encore en flèche n’avait jamais cessé pour le personnel des activités « dites » essentielles, dont les mines, le pétrole et la construction d’infrastructures stratégiques.

« La menace principale vient maintenant de l’importation », estime la médecin en chef. Elle n’a donc pas hésité à fermer les frontières à double tour à quiconque n’habite pas la province et à imposer d’isolement aux travailleurs « essentiels » venus d’ailleurs en dehors de leurs heures de boulot.

Relâchement au compte gouttes

Dans la logique de la loi provinciale sur la santé publique, la tâche d’élaborer et de dévoiler le plan provincial vers une « nouvelle vie normale » est revenue à la Dre Fitzgerald. Ce plan, intitulé NL Life with Covid-19, a été rendu public le 30 avril. Le modèle retenu est un système d’alertes à cinq niveaux, allant des mesures les plus restrictives (alerte 5) à la nouvelle vie (alerte 1). À tous les niveaux, les mesures de protection et de prévention individuelles en vigueur depuis la déclaration de l’état d’urgence devront être respectées, a-t-elle indiqué d’entrée de jeu. Elle a également réitéré sa recommandation de prendre des marches, faire des randonnées et du vélo, quand le respect des deux mètres de distance est possible, évidemment.

En ce 30 avril, la province avait résolument « aplati la courbe ». N’empêche, la Dre Fitzgerald maintient alors le niveau d’alerte maximum (5) et elle indique que si, et seulement si, le nombre de nouveaux cas demeure bas et qu’il est possible d’en identifier la source, le passage au niveau 4 aura lieu le 11 mai. Le seul relâchement permis lors de cette présentation est la possibilité, en vigueur le jour-même, de joindre sa bulle (une maisonnée) à une autre, sans obligation de maintenir une distance de deux mètres entre chaque personne. Et pas question d’aller voir ailleurs : cette double bulle est un choix à long terme.

Pas de cas, pas de party de cuisine!

Le 11 mai, Terre-Neuve-et-Labrador est passé au niveau d’alerte 4 jusqu’au 8 juin. Si aucune éclosion importante de source inconnue ne survient d’ici là, la province autorisera alors un plus grand nombre d’activités économiques et récréatives. Si tout va bien, de nouvelles permissions seront accordées, mais pas avant le début de juillet.

Selon le modèle adopté par la Dre Fitzgerald, une durée minimale de 28 jours est requise pour donner le feu vert à un niveau inférieur. Cette durée comprend la période d’incubation sans symptôme et celle pendant laquelle les personnes contaminées auront éventuellement besoin d’être hospitalisées.

Au niveau 4, les rassemblements familiaux ou amicaux, dans les parcs et même les cours arrières, sont toujours bannis. Seule la double bulle est autorisée. « Les retrouvailles familiales ou amicales après plus de deux mois, ça peut bien commencer à deux mètres de distance, mais on sait aussi comment ça finit… », a-t-elle justifié en s’autorisant un rare sourire moqueur.

Dans ce cas, le ministre Haggie a pris la balle au bond d’un ton plus solennel. « Nous savons que le passage à un niveau d’alerte moins élevé entraînera de nouveaux cas. C’est un risque calculé que nous pourrons prendre si tout le monde continue à respecter les règles de base de santé publique et si notre réseau de santé dispose des équipements de protection nécessaires et est en mesure de faire le traçage des contacts », a-t-il justifié.

L’énigme Fitzgerald

En cours de crise, la Dr Fitzgerald a enlevé le mot intérim à son titre. « Elle a passé l’entrevue avec brio », a lancé le Dr Haggie en annonçant sa promotion sans publier le traditionnel avis de nomination avec notes biographiques. Malgré la grande notoriété acquise par ses apparitions quotidiennes aux petits et grands écrans depuis le déclenchement de la crise Covid-19, la Dre Janice Fitzgerald a réussi le tour de force de préserver son jardin secret. Une infime révélation sur sa vie personnelle est venue grâce à une photo diffusée sur Facebook par sa fille adolescente. Elle est donc, aussi, mère de famille… Elle sourit pour annoncer les bonnes nouvelles et prend un air grave pour les mauvaises. Elle répond aux questions des médias avec clarté et concision, sans lever ou baisser le ton. « Elle est une énigme. Mis à part le fait qu’elle adore porter des grands foulards, on ne sait à peu près rien d’elle », résume un journaliste affecté à la couverture de la crise.

Jusqu’à tout récemment, les réactions en forme de coeurs (j’adore) se sont accumulées sur la page Facebook du gouvernement lors de ses interventions en point de presse. Des commentaires défilent maintenant lui reprochant une certaine intransigeance dans le maintien des mesures qui empêchent une vie sociale un peu plus normale. Malgré cette grogne, elle maintient la ligne dure. « La santé publique est un paradoxe. Quand rien ne se passe, ça veut dire qu’on fait du bon travail (on, incluant la population) mais avec ce virus, ça ne veut pas dire qu’il faut baisser la garde », a-t-elle expliqué.

Une énigme? Certainement. Une main de fer dans un gant de velours? Tout à fait.