Tant à gauche qu’à droite, des objections ont été émises contre le port obligatoire du masque, qui constituerait selon ses détracteurs une atteinte exagérée aux droits et libertés. «Mais qu’est-ce que le port du masque comparé au confinement? À l’absence de contacts sociaux? Aux restrictions à la liberté de mouvement?», leur a répondu le journaliste Yves Boisvert, dont les chroniques font autorité en matière de droit et de justice. «C’est une contrainte bien mineure, qui va permettre justement de retrouver notre liberté en diminuant les risques», concluait-il.
Contrairement aux autorités sanitaires des pays qui ont limité rapidement l’épidémie de COVID-19, le directeur de la Santé publique du Québec, le Dr Horacio Arruda, a vigoureusement décrié le port du masque dans la population générale lors du point de presse du 19 mars. Le 20 avril, il affirmait qu’il ne pouvait pas recommander le port du masque en tissu tant que les données scientifiques n’auraient pas démontré leur efficacité réelle. Il ajoutait que le port du masque pouvait même être nuisible en donnant un faux sentiment de sécurité à la population, une affirmation gratuite, sans preuve scientifique.
Puis, le 11 mai, le docteur Arruda a commencé à recommander « fortement » le couvre-visage dans les lieux publics, sans expliquer pourquoi, et sans démentir ses propos précédents. Il a affirmé ne pas pouvoir le rendre obligatoire à cause des « enjeux avec la charte des droits et libertés qui n’est pas interprétée de la même façon d’un pays à un autre. » Le directeur n’a pas su répondre aux questions de journalistes soulignant la contradiction entre cette phrase et les pouvoirs qui lui incombent dans une urgence sanitaire qu’il a lui-même approuvée.
Après des propos aussi contradictoires et confus, la direction de la Santé publique a maintenant fort à faire pour convaincre la population de porter le masque.
La psychologie comportementale a démontré que les gens n’acceptent de modifier leurs comportements que s’ils en comprennent la raison et les bénéfices. Après avoir argué plusieurs fois de l’inutilité, de l’inconfort et même du danger du masque, le directeur de la Santé publique aurait dû exposer un argumentaire solide pour justifier son changement de position. Mais il n’y a eu ni justifications ni autocritique. Ce changement de position a donc confondu et divisé la population. Il faut maintenant corriger le tir en rétablissant les faits et en expliquant en quoi le masque protège non seulement les autres et toute la collectivité, mais également le porteur, afin que des personnes moins altruistes y trouvent aussi leur intérêt. Il faudrait une campagne vaste et soutenue, dans les médias traditionnels et sociaux, afin que chacun saisisse l’importance vitale de l’usage du masque et que celui-ci devienne un symbole de solidarité et de générosité. Ultimement, annoncer une obligation prochaine de porter le masque dans des lieux publics fermés pourrait convaincre la population de l’importance critique de changer de dogme et de pratique.
La distanciation physique ne suffit pas
Contrairement aux spéculations du directeur de la Santé publique sur la question depuis la mi-mars, le port généralisé de masques de tissu respectant des normes établies, par exemple celles de l’AFNOR (Association française de normalisation), est au moins aussi important que la distanciation physique. D’une part, la distanciation ne peut pas être appliquée partout et en tout temps. Le Dr Arruda a pu le constater de ses propres yeux, lorsqu’il n’a pas réussi à faire respecter la distanciation de deux mètres par les centaines de personnes massées devant la bouche de métro Cadillac, où il distribuait des centaines de masques avec le premier ministre…
D’autre part, même une distance de deux mètres est souvent insuffisante. Ainsi, les éternuements peuvent projeter des gouttelettes jusqu’à 8,5 mètres, la toux jusqu’à 4,5 mètres, et les aérosols peuvent flotter dans l’air pendant 20 minutes.
Le port du masque n’a pas à être imposé à l’extérieur, du moins pour l’instant, car ce sont dans les espaces fermés que le risque de contagion est de loin le plus élevé. Une étude réalisée au Japon a trouvé que le risque d’infection à l’intérieur des bâtiments était 19 fois plus élevé qu’à l’extérieur. Le Japon a d’ailleurs maîtrisé l’épidémie notamment grâce à une forte culture du port du masque et en conseillant aux citoyens d’éviter les espaces fermés et les conditions de promiscuité. En outre, les systèmes de ventilation et de climatisation centralisés peuvent faciliter la transmission du SARS-CoV-2 .
Le port du masque permet d’abord de retenir une quantité importante de charge virale à la source, sur la paroi intérieure du masque de l’émetteur. Le masque permet aussi de filtrer les gouttelettes et les aérosols résiduels provenant de l’extérieur lorsque son porteur inspire. Ainsi, selon le professeur Chang Shan-Chwen, responsable du groupe consultatif spécial du Centre de commandement central des épidémies ( CECC ) de Taiwan, si une personne infectée par la COVID-19 et une personne saine portent toutes deux le masque, le risque de transmission du coronavirus n’est que de 1 % environ. L’argument du Dr Shan-Chwen souligne à la fois l’utilité du masque pour protéger le porteur et son utilité pour protéger les autres. Au final, si nous portons tous le masque dans les espaces publics achalandés et fermés, c’est toute la collectivité qui est protégée, surtout les plus vulnérables d’entre nous.
Avec le port généralisé du masque et un faible taux de transmission entre 1 % et 10 % ( De Kai, Goldstein et coll., 2020 ), on pourrait déconfiner Montréal définitivement, sans engendrer de morts indues ni risque de sursaturer notre système de soins. Le port généralisé du masque est l’alternative logique au confinement. C’est ce qui a permis d’éviter le confinement dans plusieurs pays ( Taiwan, Corée, etc. ), qui ont eu à la fois peu de mortalité par la COVID-19 et peu de pertes économiques.
Le masque a fait ses preuves contre la COVID-19
Les pays ayant le mieux maîtrisé l’épidémie de la COVID-19 avaient une culture du port du masque en public pour lutter contre des épisodes de pollution ou contre le SRAS (ex : Corée du Sud) ou ont imposé le port du masque ( ex : Tchéquie). L’exemple de Taïwan ( 24,5 millions d’habitants ) est frappant : le port du masque y est généralisé ( >95 % ) et il n’y a pas eu de confinement sauf la fermeture des écoles pendant dix jours après des vacances scolaires. Résultat : seulement sept décès ont été enregistrés malgré la liberté de mouvement de la population.
Le 19 mars, la Tchéquie (10 millions d’habitants) a agi rapidement et rendu obligatoire le port du masque ou du foulard même si elle ne comptait alors que 319 cas et 0 décès de COVID-19 . Le Québec (8,5 millions d’habitants) était alors à peu près au même stade épidémique, avec 121 cas et 1 décès. Dix semaines plus tard, le 31 mai, la Tchéquie compte 9268 cas confirmés et 320 décès, tandis que le Québec compte proportionnellement cinq fois plus de cas ( 51 059 ) et 12 fois plus de décès (4641). Le port du masque obligatoire semble avoir été la principale différence stratégique entre ces deux nations.
Dans une analyse multivariée portant sur 183 pays , les pays où les normes culturelles ou les politiques gouvernementales soutiennent le port de masques par le public, le taux de mortalité du coronavirus par habitant n’a augmenté en moyenne que de 5,4 % par semaine, contre 48 % par semaine dans les autres pays.
Une étude récente a démontré que si 80 % des gens portent le masque de tissu dans les espaces publics fermés, l’épidémie sera jugulée. Mais si seulement 50 % de la population porte le masque, l’épidémie perdurera. Malheureusement, plus de 16 jours après que le Dr Arruda ait fortement recommandé le port du masque, une minorité de la population porte le masque au Québec et même à Montréal dans les lieux publics fermés.
Comment assurer ces 80 %?
Dans plusieurs pays d’Asie, le port du masque est considéré comme une responsabilité collective, une responsabilité de tous et de chacun, afin de réduire la transmission des maladies et de symboliser et afficher la solidarité lorsque des maladies infectieuses font résurgence.
Dans les pays occidentaux, l’expérience des dernières semaines montre que le port généralisé du masque dans les espaces publics achalandés ou clos ne se fait que lorsqu’il devient loi et que les autorités envoient un message clair qu’il constitue le geste barrière ultime afin de permettre de vivre en société tout en se protégeant soi-même et en prévenant la contagion des autres.
Le 7 mai, une cinquantaine de pays (Allemagne, Autriche, Espagne, Maroc, France, l’Uruguay) avaient adopté des lois ou règlements pour imposer le port du masque dans des espaces publics fermés. Depuis, quelque 65 pays de plus ont légiféré de cette façon . Le masque est généralisé en temps de pandémie dans six pays asiatiques, sans nécessité de légiférer. Le masque est aussi devenu obligatoire, en totalité ou partie, dans 39 États américains.
À contre-courant de plusieurs nations, malgré une des plus tragiques performances dans la lutte contre la COVID-19, le Québec et la Ville de Montréal refusent obstinément de rendre le port du masque obligatoire dans les espaces publics fermés. Pourtant, un sondage SOM-Cogeco montre que 89% des Québécois seraient d’accord avec le gouvernement s’il rendait le port du masque obligatoire dans les transports en commun; 80% des répondants de la région de Montréal sont en faveur que le gouvernement rende les masques obligatoires dans les commerces.
Actuellement, même dans nos hôpitaux, une majorité des patients en externe ou hospitalisés ne portent pas de masque, et ce après les fortes recommandations du Dr Arruda. Les bonnes intentions et recommandations ne suffisent visiblement pas. Si les gens portent le masque dans un espace public fermé, que ce soit un autobus, le métro ou un magasin, l’inévitable perte de distanciation devient moins critique.
Une réglementation obligeant le port du masque dans les lieux publics fermés achalandés enverrait un message fort et concret à la population que le danger épidémique est réel, toujours présent, et qu’il faut tout faire pour ralentir l’épidémie. Le port du masque diminue la transmission du virus mais accroît aussi la conscience du danger aux yeux du porteur et de ceux et celles qui le voient. Cela devrait aussi renforcer et rappeler les autres règles comme le lavage des mains et la distanciation.
Pour la liberté de circulation malgré la pandémie !
Comme nous l’avons indiqué, le port du masque généralisé a permis aux pays qui le pratiquent ou qui l’ont imposé au début de l’épidémie d’éviter ou de limiter les mesures de confinement. On peut dire que le port du masque est en fait le prix à payer, en temps de pandémie, pour ne pas vivre emprisonnés par le confinement.
Est-ce qu’imposer le port du masque comporte des inconvénients ? Oui, mais les autorités gouvernementales et sanitaires du Québec et de Montréal les exagèrent et les invoquent à tort pour ne pas rendre le port du masque obligatoire dans les transports collectifs. Elles omettent de considérer ce qui peut se produire si elles n’imposent pas le port du masque. Voyons les deux côtés de la médaille:
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Injustices et inégalités sociales – Les gens moins nantis auront moins de facilité à se procurer un masque et pourront se voir refuser l’accès aux transports collectifs pour cette raison économique. Mais, d’un autre côté, si on n’impose pas le masque, on découragera les gens plus vulnérables et plus âgés d’utiliser les transports collectifs par crainte de contracter la COVID-19. ( En outre, il y a maintenant assez de masques non-médicaux pour en distribuer gratuitement dans les quartiers populaires et aux organismes communautaires. )
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Droits fondamentaux et risques de procès – Le Dr Arruda craint que des gens ne contestent en justice l’obligation du masque et ne lui intentent un procès. Mais, sans obligation du masque, des personnes plus vulnérables pourraient poursuivre les autorités pour n’avoir pas pris une mesure pour les protéger du manque de distanciation dans les transports collectifs. Ceci a été bien exprimé par un médecin français, le Dr Pierre-Jacques Raybaud: « Qui porte atteinte à la liberté ? Le maire qui exige le port du masque ou les personnes ne portant pas de masques et qui peuvent en contaminer d’autres ? Elles ont, certes, la liberté de devenir malades, mais pas celle de transmettre la maladie. »
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Quant à la difficulté de mettre en vigueur le règlement ou la loi par des employé.es de la Société de transport de Montréal ou par des policiers trop peu nombreux, ce n’est pas différent de la difficulté de faire appliquer tout autre règlement ou toute loi. Si un passager monte sans payer ou sans porter le masque obligatoire, c’est le même problème et la même difficulté d’application de la loi. De plus, obligation ne signifie pas répression sauvage. Comme le dit le journaliste André Noël, on doit commencer par une campagne de sensibilisation et d’avertissements polis en donnant des masques et de l’information à ceux qui ne portent pas le masque. Par la suite, les amendes individuelles devraient être modestes : «Ce travail pédagogique, ces campagnes d’information, la police en fait constamment, et de tout temps. Elle en fait depuis deux mois dans les parcs pour dissuader les gens de se rassembler collés collés. Parle-t-on pour autant d’une police de la distanciation physique? »
L’obligation de porter le masque dans les espaces publics fermés ou restreints sauverait des milliers de vies et d’hospitalisations coûteuses et douloureuses. Pour compenser la perte de distanciation qui vient avec le déconfinement, pour permettre aux personnes âgées ou affaiblies de prendre les transports collectifs et de faire leurs emplettes de façon sécuritaire, et pour éviter une deuxième vague hâtive de l’épidémie, les autorités doivent prendre les mesures sanitaires adaptées au déconfinement face à une épidémie mortelle.
La Direction de la santé publique, appuyée par les autorités gouvernementales, doit imposer cette mesure peu coûteuse, relativement aisée et dont l’efficacité est indubitable : rendre le port du masque obligatoire dans les transports collectifs et dans les lieux publics fermés ou restreints, surtout à Montréal où l’épidémie de COVID-19 a frappé plus mortellement que dans la plupart des villes du monde où l’on impose le port du masque dans les transports collectifs et dans les lieux publics fermés. Se priver de ce moyen de lutte sanitaire serait incompréhensible et irresponsable.
Nancy Delagrave, B. Sc., professeure de physique au Cégep de Maisonneuve, cofondatrice du groupe Des masques pour tout le monde – Québec; Michel Camus, PhD, épidémiologiste-conseil retraité de Santé Canada; Nimâ Machouf, PhD, épidémiologiste des maladies contagieuses, Clinique médicale du Quartier latin.