Sans tambours ni trompettes, le gouvernement Legault a confié à un relationniste, Daniel Desharnais, le soin d’élaborer la stratégie contre la prévisible deuxième vague de l’épidémie de COVID-19 et de «réorganiser» les CHSLD, soit les établissements encore les plus durement touchés par la première vague. Ce double mandat a bel et bien été annoncé, mais curieusement les médias n’ont pas souligné ce que signifie cette décision pourtant d’une importance capitale en pleine période de crise.
Première signification : ce n’est plus Horacio Arruda qui agit comme le principal général dans la guerre contre l’épidémie sous le commandement politique du premier ministre François Legault et de la ministre de la Santé Danielle McCann. M. Desharnais a été nommé par décret au poste de sous-ministre adjoint à la Santé à la mi-avril, plus précisément «aux projets spéciaux». Il se trouve au même rang hiérarchique que le Dr Arruda, mais avec une responsabilité autrement plus stratégique.
Deuxième signification : le gouvernement a décidé de changer de général en pleine guerre, mais il n’a pas profité de l’occasion pour nommer la personne qui, de loin, a la plus grande expertise dans les luttes contre les épidémies : la Dre Joanne Liu, ancienne présidente de Médecins Sans Frontières, dont la compétence est reconnue mondialement. L’équivalent d’un Wayne Gretzky au hockey.
M. Legault et son chef de cabinet, Martin Koskinen, lui ont préféré M. Desharnais, directeur principal de Tact Intelligence Conseil, une firme de relations publiques. Détenteur d’une maîtrise en histoire, M. Desharnais a aussi été chef de cabinet du ministre libéral de la Santé, Gaétan Barrette. Il était son proche collaborateur lorsque le Dr Barrette a effectué une réforme dévastatrice dans le ministère de la Santé. Une réforme marquée par l’extrême centralisation et l’élimination de nombreux postes de gestionnaires, et dont les impacts se font gravement sentir en pleine épidémie.
Ces informations sont à la portée de tous. Le cabinet Legault a confié à M. Desharnais «la tâche de réorganiser les CHSLD», indiquait le Journal de Montréal le 17 avril. M. Koskinen a consulté le Dr Barrette, député libéral de La Pinière, avant de procéder à la nomination, signalait le journaliste Denis Lessard. «Le gouvernement Legault a tardé à donner l’attention qu’elle mérite à la Dre Joanne Liu, écrivait François Cardinal, éditorialiste en chef de La Presse, le 23 mai. Mais les échos en provenance de Québec laissent croire qu’une des idées de l’ex-présidente de Médecins sans frontières fait réfléchir le sous-ministre adjoint Daniel Desharnais, qui planche sur le plan d’action de la deuxième vague : mobiliser des équipes d’intervention qui pourraient agir rapidement ».
Deux questions restent donc en suspens :
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Quel rôle reste au Dr Arruda, si c’est un autre sous-ministre qui a la tâche de réorganiser les CHSLD encore frappés par la première vague de COVID-19 et d’élaborer la stratégie pour la deuxième vague?
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Tant qu’à changer de général en pleine guerre, pourquoi ne pas avoir choisi le meilleur, c’est-à-dire la Dre Joanne Liu, plutôt que de simplement reprendre une de ses «idées» et, vraisemblablement, de la consulter sur ses idées?
Le populaire Dr Arruda
On croyait jusqu’à maintenant que c’était le Dr Arruda qui avait pris la décision de confiner rapidement le Québec, le 13 mars, soit quelques jours avant les autres provinces. Cette décision était perçue par les Québécois comme le geste courageux d’un médecin capable de prendre une décision ferme pour le bien-être collectif, même si elle pouvait se révéler impopulaire. Cela lui a valu un concert d’éloges. Tous les jours, le Dr Arruda se présente en conférence de presse aux côtés de M. Legault et de Mme McCann et il vole la vedette…
Des fans rivés tous les après-midis au petit écran pour écouter le «Horacio show» ont créé un groupe Facebook sous le nom de «Horacio, notre héros.». Des t-shirts ont été lancés à son effigie . Un boulanger a dessiné son visage sur ses pains . Une microbrasserie a créé une bière à son honneur . Une pétition a été lancée pour l’encourager à partager sa recette de tartelettes portugaises. Un rappeur l’a fait danser sur ces paroles : «Partout sur la Terre y’a un oragio/Mon paratonnerre c’est Horacio/On est chanceux d’avoir François Legault/Suspends tous mes droits, j’te donne le go ». Quand des mauvais coucheurs (dont moi-même) ont émis des doutes sur la pertinence de cette petite danse, le co-animateur de Tout le monde en parle (TLMP), Dany Turcotte, les a traités de «constipés du bassin» et dit que le Dr Arruda ferait un bon politicien, une perspective que n’écarte pas le principal intéressé.
Mais, oups! La journaliste Martine Biron nous apprenait dans une analyse diffusée sur le site de Radio-Canada le 25 mai que ce n’est pas le Dr Arruda qui a pris la décision de confiner le Québec, mais plutôt Martin Koskinen et son conseiller spécial Stéphane Gobeil. Le Dr Arruda était en vacances outre-Atlantique lorsque cette décision a été prise. Dès le début de janvier, les responsables de la Colombie-Britannique, de l’Alberta et de l’Ontario s’alarmaient d’une propagation du coronavirus hors de Chine et commandaient masques et équipements de protection individuels (EPI). Le Québec, lui, ne voyait pas l’urgence d’agir. La première commande de masques a été passée autour du 19 février, deux à trois semaines après les autres provinces.
L’état d’urgence sanitaire a été déclaré le 13 mars. Toujours à TLMP, le Dr Arruda déclarait qu’on avait affaire à «un virus maudit qui, on le savait pas, se transmet avant que les gens aient des symptômes». Or, cette information cruciale était connue depuis plusieurs semaines. À la fin d’avril, la santé publique n’avait toujours pas pris la pleine mesure de l’importance de la transmission asymptomatique. Une directive demandait en effet à des membres du personnel soignant infectés par le coronavirus de retourner travailler dans les CHSLD avant la fin de leur isolement s’ils n’avaient pas de symptômes, quitte à risquer de contaminer des personnes âgées.
Les erreurs, les gaffes, les mauvaises informations se sont succédé. Toujours fin avril, l’Institut national de santé publique faisait une mise en garde contre l’adoption de la stratégie d’immunisation collective, prouvant qu’elle engendrerait des milliers de morts. Le lendemain, le Dr Arruda n’a pas protesté lorsque M. Legault a fait un plaidoyer en faveur de cette stratégie . Même silence autour de l’ouverture précipitée des écoles, le Québec faisant bande à part à cet égard en Amérique du Nord.
Début mai, la Dre Mona Nemer, chercheuse émérite et conseillère scientifique en chef au bureau du premier ministre Justin Trudeau, remettait en question la stratégie de dépistage au Québec : «Je me serais attendue à voir un plan, mais je n’ai jamais vu de plan. Et pourtant, je l’ai demandé plusieurs fois », déclarait-elle. Le Dr Arruda enlevait son chapeau de directeur de la santé publique pour prendre celui de politicien et rétorquait que Québec n’a pas de comptes à rendre à Ottawa.
Selon mes sources, le Dr Arruda a ses bureaux dans le même édifice que le personnel politique de M. Legault. Jamais on ne l’entend remettre en questions les décisions du premier ministre, contrairement à ce que fait son vis-à-vis en Ontario. Le Dr David Williams, hygiéniste en chef, s’est ainsi publiquement opposé au plan de déconfinement du premier ministre ontarien Doug Ford.
Au Québec, presque chaque jour, M. Legault ou un de ses ministres annoncent des décisions en affirmant qu’ils ont l’accord de la «santé publique», lire Horacio Arruda. Voilà probablement le principal rôle du directeur de la santé publique – avaliser les décisions du gouvernement -, outre le fait que ce dernier profite de sa popularité. Dans les faits, c’est un autre sous-ministre adjoint, Daniel Desharnais, qui va faire le vrai travail.
L’austère Dre Joanne Liu
La Dre Liu est en quelque sorte l’envers du Dr Arruda. Le regard sérieux derrière ses lunettes, le visage encadré par de longs cheveux noirs, elle sourit presque maladroitement sur les photos. Elle ne cherche pas particulièrement l’attention. Toutefois, le monde entier a pu la voir exprimer sa colère après le bombardement de l’hôpital de MSF par les forces américaines à Kunduz, en Afghanistan, le 3 octobre 2015. Quatre jours plus tard, le président Barack Obama lui téléphonait pour présenter ses excuses. Venant du président de la plus grande puissance mondiale, le geste était rare, et n’importe qui sur la planète les aurait probablement acceptées. Pas le Dr Liu. Elle les a refusées sèchement et a continué d’exiger la tenue d’une enquête indépendante , y compris devant le Conseil de sécurité des Nations Unies un an plus tard.
Après sa spécialisation en urgence pédiatrique au célèbre hôpital Bellevue à New York, elle a aussi obtenu une formation en gestion, décrochant le International Master’s in Health Leadership. Elle s’est jointe aux équipes médicales de MSF déployées dans les pays de l’océan Indien victimes du tsunami de 2004, puis s’est déplacée dans les zones de conflit au Kenya, en Palestine, en République centraficaine, au Darfour, au Congo. En 2013, elle prenait la direction de MSF, une grande organisation comptant des centaines de membres et implantée dans 24 pays.
Elle a été aux premières loges pour combattre les épidémies de choléra en Haïti et au Yemen. Elle a mené un véritable marathon contre la plus grande épidémie d’Ebola de l’histoire en Afrique de l’Ouest . C’est en partie grâce à elle que les ravages provoqués par cette épidémie ont été relativement limités, ne dépassant pas les 12 000 morts. En 2015, le magazine Time l’intégrait à sa liste des 100 personnes les plus influentes de la planète.
Et c’est de cette femme hors norme dont se prive le Québec pour diriger la lutte contre la COVID-19, alors que le Québec fait désormais partie des cinq nations avec le taux de mortalité dû au coronavirus le plus élevé au monde? Lorsque j’ai pris connaissance du reportage de la journaliste Sophie Langlois à ce sujet, je n’ai pas pu retenir des larmes de rage. Écrivant cela, j’en pleure encore. Le journaliste que je suis devrait rester neutre. Je ne le suis pas. Je n’ai jamais été autant en colère. J’ai appris que, encore la semaine dernière, un membre du bureau du premier ministre continuait de répéter le mantra du gouvernement à son égard : la Dre Liu a seulement dirigé une ONG et n’a pas la connaissance de la machine du ministère de la Santé. Quelle médiocrité, quel mépris machiste de ces petits bureaucrates provinciaux envers une des médecins et gestionnaires québécoises les plus compétentes, formée dans nos meilleures universités. Elle est «consultée» par le ministère, et vraisemblablement consultée par le nouveau sous-ministre Daniel Desharnais, qui veut mettre en œuvre une de ses «idées». Mais pourquoi diable ce n’est pas le contraire? Pourquoi ce n’est pas elle qui dirige, quitte à consulter les apparatchiks du ministère?
«La décision d’écarter la docteur Joanne Liu, sommité internationale en matière de lutte contre les épidémies, [prise par] des groupes d’experts du gouvernement, aurait été motivée par une crainte qu’elle ne puisse être contrôlée», écrivait Sophie Langlois. «On lui a offert d’aller dans le Grand Nord. Pour eux, son expérience en Afrique coïncidait plus avec les réalités autochtones», a déclaré un de ses amis qui est intervenu pour faire fléchir le gouvernement Legault. «Ils ont eu peur que Dre Liu, qui n’a pas de compte à rendre, ne soit pas contrôlable, qu’elle soit trop difficile à gérer dans un paquebot déjà dirigé par trois capitaines [le «trio de choc» formé par M. Legault, Mme McCann et le Dr Arruda].»
Le dimanche 29 mars, la Dre Liu signait une lettre dans le Globe and Mail, où elle proposait trois axes de lutte contre la COVID-19. Avant même qu’elle ne soit imprimée dans le journal du lundi, je m’empressais de la traduire et de la diffuser sur le site de Ricochet Media. Il faut relire ce texte. Forte de son expérience, elle faisait ces propositions :
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Dédier des hôpitaux ou des sections complètes à la COVID-19. Dans chaque établissement, «il doit y avoir une zone COVID-19 dédiée et une zone non COVID-19 sans échange de personnel ou de patients entre les deux zones». De nombreux témoignages de membres du personnel de la santé montrent que c’est tout le contraire qui a été fait, sous la direction du «trio de choc».
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Protéger la santé physique et mentale du personnel de la santé. «Nous devons nous assurer que notre personnel médical aura toujours le bon EPI [Équipement de protection individuel] disponible à tout moment». Dans les faits, les préposés aux bénéficiaires, les infirmières et les autres employés ont été envoyés dans les CHLSD sans les équipements requis. Ils ont été infectés par le coronovirus et l’ont également propagé. Quatre d’entre eux sont morts.
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Maintenir les soins intensifs pour les patients non COVID-19. «Nous ne devons pas créer un statut de second ordre pour les patients non COVID-19 ayant besoin de soins intensifs.» C’est exactement ce qui s’est produit. Des milliers d’interventions chirurgicales ont été reportées, accentuant l’anxiété d’autant de personnes et aggravant peut-être leur état.
Quelques personnes commencent à prononcer le mot tabou d’«échec». Il est en effet temps de réaliser que la gestion de l’épidémie est un gigantesque échec. Bien entendu, il y a aussi eu une situation objective dont le gouvernement québécois n’est pas responsable. Le gouvernement canadien, qui n’a pas pris l’épidémie de SRAS de 2003 au sérieux comme la Corée du Sud ou Taïwan, a sa part de responsabilité.
Mais ce n’est pas le temps de parler d’une commission d’enquête. Ni même de parler d’enquête. C’est le temps de bouleverser l’État-major, et de mettre à sa tête non pas un médecin qui aurait aimé être comédien, ni un relationniste qui a aidé un ministre à mettre le ministère de la Santé sans dessus-dessous, mais bien une vraie experte, qui a fait toutes ses preuves et démontré toute sa compétence. Car cette guerre contre le coronavirus, n’est-ce pas, est loin d’être gagnée.