C’est devenu un lieu commun d’évoquer ces événements en mobilisant les allusions à la culture grecque classique : ce peuple vivait (et vit toujours) une «tragédie», le gouvernement Tsipras était constitué de «héros» (ou de «monstres», selon la perspective), les «dieux» de la finance internationale et de l’Union européenne avaient «maudit» ce pays, etc. Cependant, les événements n’ont rien du mythe : le film raconte les six mois où Yanis Varoufákis a été responsable de la renégociation du Memorandum of Understanding, c’est-à-dire le plan de «redressement» signé par le précédent gouvernement de droite, par lequel la «troïka» (Banque centrale européenne, FMI, Union européenne) soutenait le remboursement de la dette publique grecque en échange de «réformes» (privatisations, coupures de salaires, réductions de pensions de vieillesse, etc.) qui ont, en réalité, plongé le pays dans une crise économique encore plus grave, devenue une crise sociale sans précédent.
Il n’en demeure pas moins que les événements de 2014-2015 avaient des proportions épiques : le niveau de tension dans le pays était à son comble, l’élection de SYRIZA (qui a réussi à étouffer la montée de l’extrême-droite d’Aube Dorée) a été reçue localement comme une lueur d’espoir alors que dans le reste de l’Europe d’«en haut», elle a plutôt été perçue comme une menace, un dangereux débordement populiste qu’il fallait à tout prix endiguer. Rajoutons à cela quelques personnages colorés : le sévère Wolfgang Schäuble, ministre allemand des Finances; son homologue français, le débonnaire Michel Sapin; le bouillant et intraitable Jeroen Dijsselbloem, président de l’Eurogroupe et, bien sûr, Yanis Varoufákis, homme à l’intelligence perçante et au verbe aiguisé, qui navigue entre la Charybde de la bureaucratie européenne et la Scylla des acteurs et actrices politiques (aussi bien au niveau européen que dans son propre gouvernement). Ainsi, le film de Costa-Gavras se présente comme la scène de ce théâtre politique. Du côté de la cinématographie, le langage est également au service du récit : les plans larges des réunions de l’Eurogroupe en rajoutent à l’impression d’aliénation institutionnelle, alors que la caméra plus dynamique des scènes de dialogue en face à face se met au service de la répartie des acteurs du récit/réel.
Le réel dépasse la fiction
Et c’est là la qualité du livre de Varoufákis, qui lui-même se fait à la fois acteur et historien-chroniqueur. Son arme secrète, aux yeux de l’Histoire (avec un grand H), aura été son enregistreuse personnelle, qu’il portait sur lui en tout temps lors des différentes réunions afin de rapporter avec précision les propos de ses interlocuteurs européens à son premier ministre… et éventuellement d’écrire un livre pour rapporter son expérience singulière. Ainsi, les dialogues du film sont pour l’essentiel des reproductions exactes de ce qui s’est vraiment dit, bien que ceux-ci semblent parfois surréels. «Ils ont vraiment dit ça?» est une question qui vient souvent à l’esprit de la personne qui lit Varoufákis, aussi bien qu’à celle qui regarde le film de Costa-Gavras.
D’ailleurs, fait rare, le réalisateur a dû atténuer le réel pour rendre le récit crédible. En entrevue, il déclare : « Je suis allé voir Varoufákis, à qui j’ai demandé si tout cela était vrai. Il m’a alors fait écouter tous ses enregistrements […]. C’est ainsi que j’ai pu reconstituer les dialogues du film, et non les inventer. Certaines parties de ces dialogues auraient été impossibles à inventer parce qu’ils dépassent la réalité. Le scénario n’imite pas complètement la réalité parce qu’il y a plusieurs choses que je n’ai pas mises tant elles paraissaient exagérées. » Et la musique aux accents légers, ironiques même, ainsi que le caractère très tongue-in-cheek de Varoufákis (magnifiquement interprété par Chrístos Loulis) appuient l’impression de décalage, voire d’absurdité qui se dégage du portrait des institutions européennes.
Retenons deux exemples de ces moments où, par la bouche de Wolfgang Schäuble, le réel devient à peine crédible. D’abord, en pleine réunion de l’Eurogroupe, celui-ci déclare que «Les élections ne peuvent changer la politique économique», à quoi Varoufákis rétorque : «Si le vote populaire est sans importance […] interdisons les élections, tant qu’on y est.» Ensuite, et plus marquante encore est la concession du ministre allemand à l’endroit de Varoufákis lors d’une rencontre en face à face, lui disant que s’il était à sa place, lui non plus ne signerait pas le plan de «sauvetage» économique de la Grèce : «C’est mauvais pour votre peuple. Vous n’allez pas vous en remettre. […] Vous servirez d’exemple pour discipliner les autres.»
Les masques de l’Union européenne tombent. Ce projet, né d’une idée de fraternité, s’est mué en entreprise néolibérale de discplinarisation budgétaire des États qui vise à en finir avec la social-démocratie. Les élections, semble-t-il, ne servent plus qu’à plébisciter ou sanctionner les administrateurs d’une vaste entreprise de liquidation économique et sociale. L’Union est bloquée, voire gangrénée. Ses mécanismes monétaires appauvrissent les pays plus pauvres, qui à leur tour deviennent toujours plus dépendants des pays du «Nord» pour se maintenir à flot. Perdant ainsi de leur souveraineté, ils sont forcés à appliquer de plans de «redressement» qui dilapident les biens publics et accentuent le cercle vicieux de l’endettement et, par le fait même, le ressentiment dont se nourrissent les mouvements d’extrême-droite. S’il n’y a qu’une leçon à retenir du livre et du film, c’est celle-ci.
Une œuvre exigeante
Le livre de Varoufákis est une brique de plus de 500 pages bien tassées qui met en évidence le sens du récit de son auteur, mais qui contient également, pour appuyer son propos, des démonstrations macroéconomiques qui, bien qu’elles aient évité les formules mathématiques rébarbatives, n’en demeurent pas moins d’une certaine complexité. Le film a su simplifier davantage cet aspect pour n’en garder que l’essentiel. Cependant, la complexité politique de cette histoire est d’un ordre comparable, et la personne qui ne connaîtrait pas les principales balises institutionnelles et événementielles du cas grec pourrait s’y perdre. Autrement dit : Costa-Gavras, malgré la nécessaire adaptation du livre au cinéma, a fait le pari de la fidélité aux événements plutôt que de l’accessibilité. D’aucuns pourraient le lui reprocher, mais, en contrepartie, le film est un régal pour les initié.e.s. Peut-être un rafraîchissement de mémoire serait-il nécessaire avant de plonger dans l’œuvre.
Également, on demande du spectateur ou de la spectatrice une attention soutenue : les dialogues sont parfois elliptiques ou allusifs. La façon de nommer les protagonistes par leurs seuls prénoms peut aussi rendre l’identification du récit au réel ardue. Bref, la pente est parfois abrupte, mais la récompense – pour les féru.e.s de politique, du moins – est généreuse.