Il est séduisant d’imaginer une ville couverte de plants potagers, où le contenu de notre assiette provient du coin de la rue. Mais est-ce réaliste? Éco-pédagogue en agriculture à Montréal, Christelle Fournier travaille depuis sept ans dans le domaine agricole. Nous avons discuté avec elle afin de départager le rêve de la réalité.
Gabrielle Anctil : Un mouvement est né pour remettre le concept de « jardins de la Victoire » au goût du jour (notamment via un groupe Facebook). Ces jardins étaient cultivés pendant les deux guerres mondiale et visaient à, d’une part, libérer les trains de marchandise qui transportaient de la nourriture et, d’autre part, à donner une tâche considérée comme patriotique pour les urbains.
Que penses-tu de cette initiative? Quel impact crois-tu qu’elle pourra avoir?
Christelle Fournier : Je voudrais souligner tout d’abord ce magnifique élan de contribution. Beaucoup de citadins pour des raisons très diverses se penchent sur cette question. Cette année davantage que les précédentes. Je ne peux que me réjouir.
L’initiative symbolique est belle. Nous avons besoin de beaux récits. Et en même temps, il me semble important de contextualiser. À l’époque, la densité urbaine était beaucoup moins grande. Il y avait donc beaucoup plus d’espaces cultivables par habitant.
De plus, et cela est primordial, une très grande superficie de sol en ville (je parle spécifiquement de Montréal) est aujourd’hui contaminée. Ces sols contaminés sont divers et il est déconseillé de cultiver dessus, bien que de rares études poussent la réflexion plus loin. Il faut donc décontaminer. Pour cela, la loi impose un processus d’excavation (c’est à dire enlever le sol contaminé, le déplacer ailleurs, puis prendre du sol non contaminé dans des terrains propres souvent à l’extérieur de la ville, et la mettre à la place). Pourtant de nombreu-se-s chercheur-e-s travaillent sur des protocoles de décontamination via des végétaux ou des champignons, mais les lois ne permettent actuellement pas l’utilisation des ces processus qui sont aussi très lents, pouvant prendre une dizaine d’années avant d’arriver au but.
Sinon l’autre solution c’est de faire de la culture en bacs, mais encore une fois, d’où vient cette terre? Du terreau parfois… mais savez-vous comment nous créons le terreau? En partie à base de tourbe qui se trouve dans des tourbières, écosystèmes de plusieurs milliers d’années, qui eux-même stockent de grandes quantitées de CO2, pour faire pousser notre potager. C’est encore questionnable à plein de points de vue.
Pour finir, durant les Jardins de la victoire la majorité des urbains avaient les outils, les connaissances et les savoirs-faires pour réaliser un potager de base. Celles et ceux qui apparaissent aujourd’hui comme des personnes expertes en ville, dont je fais partie, étaient certainement la norme des connaissances des urbain-e-s de l’époque.
GA : Tu as passé beaucoup de temps à Cuba, qui est par ailleurs réputée pour son agriculture urbaine. À quoi cela ressemble-il? Quelles pratiques pourraient nous inspirer?
CF : L’agriculture urbaine de Cuba s’inscrit dans une histoire très particulière, digne des scénarios survivalistes. Le dernier épisode traumatisant du pays en terme de crise alimentaire majeure est celui de la chute de l’URSS. Cette époque est marquée par un embargo de l’île leadé par les États-Unis, et les alliés forts de Cuba tombent. L’île produisait principalement du sucre de canne et du café, en échange le bloc soviétique lui fournissait le reste. Pendant que nous, occidentaux, fêtions la chute du mur de Berlin, à Cuba, le peuple combattait la faim, quasiment aucun aliment ne rentrait dans le pays. Les gens racontent qu’il n’y avait plus ni chiens ni chats dans les rues de la Havane, et que pour dormir, il fallait faire frire des tissus pour manger un peu, sinon impossible de trouver le sommeil le ventre creu.
Il est facile de comprendre que la motivation de produire sa propre nourriture et de s’organiser a très vite pris le dessus! Le gouvernement a intégré l’AU dans sa politique agricole. Je ne sais pas à l’époque mais aujourd’hui à la Havane, il se dit que tout terrain vacant peut être candidaté par un citoyen pour cultiver sans avoir ni à se justifier, ni à payer quoi que ce soit. Par contre, le citoyen se doit de cultiver la terre prêtée, que ce soit pour sa consommation personnelle ou pour de la revente. Nous pourrions un peu comparer cet accès aux jardins communautaires prêtés par les municipalités aux résidents, à la différence près que les surfaces havanaises prêtées par individu sont bien plus grandes et que c’est devenu le gagne-pain de plusieurs personnes ou collectifs. Leur grande productivité s’explique par une motivation nourricière et financière ainsi qu’une connaissance fine du métier de maraîcher avec les compétences et l’endurance qui vont avec. Les gens vendent souvent leur produit directement sur place.
Les spécialistes sur place me disent que La Havane nourrit 80% de sa population via l’agriculture urbaine. Ce chiffre peut sembler impressionnant, mais il faut le mettre en contexte. En effet, une assiette cubaine est composée approximativement de 50% de riz, 30% de viande ou de haricots, et 20%, quand il y a, de tomates, bananes et autres. Et à La Havane, on produit principalement le “autre”. C’est à dire salade, oignon, chou, courge, ail, une partie des tomates et une partie des bananes, etc… Donc en fait, on pourrait extrapoler et dire que le pays dont l’agriculture urbaine est certainement une des plus développée au monde, produit dans sa capitale 80% des 20% de nourriture de sa population, soit 16%… D’un coup ça fait moins rêver. Pourtant 16% quand la nourriture est difficile à trouver, c’est déjà ça!
GA : Tu sembles plutôt dubitative à l’idée que l’agriculture urbaine puisse prendre une place importante dans nos assiettes dans un avenir rapproché. Quels sont les obstacles à surmonter avant de pouvoir y arriver?
CF : La connaissance et les savoirs-faires! En fait, l’agriculture est un métier. Je devrais même dire : des métiers. Pour exemple parmis tant d’autres, un maraîcher agro-écologique met environ trois années à construire son sol…
Il y a un nombre significatif d’arbres à fruit comestible dans nos rues publics sur nos trottoirs entretenus par la ville, tel que des pommiers et des amélanchiers. Pourtant personne ne les récolte, sans doute par manque de connaissance!
Sinon, en omettant ces détails, juste le fait de faire pousser un semis, c’est à la fois tellement facile et si difficile lorsque l’on ne connaît pas ces êtres vivants! Ensuite au jardin, il faut savoir disposer les plantes au ‘bon’ endroit et au bon moment, leur apporter l’eau dont elles ont besoin de façon assidue et régulière, favoriser une belle croissance via des techniques culturales, désherber si nécessaire, prévenir les maladies ou les ravageurs, récolter au bon moment et apprendre à conserver, etc. C’est un vrai métier. Il faut donc du temps. Tout simplement du temps pour pratiquer et apprendre. Lorsque j’enseigne, je conseille aux débutants de commencer avec seulement quatre espèces de plantes différentes pour prendre le temps de les connaître et leur offrir les bons soins.
Si je peux me permettre un parallèle, il y a une différence entre avoir un chien chez soi et posséder un élevage de chiens de race. Et bien, le potager c’est un peu pareil, c’est pas à pas. Année après année. J’invite tout le monde à s’y mettre! Bien-sûr! Mais, il faut rester réaliste et humble en terme de production par plant.
GA : Ce sont beaucoup de critiques, et de remises en questions. Y a-t-il un rayon de soleil à l’horizon?
CF : Oui, bien sûr!
En fait j’applique, autant que faire se peut, la philosophie et les principes de la permaculture qui invitent à l’observation de ce qui est, ainsi que les limites et les ressources à disposition afin de proposer des stratégies ancrées dans le réel.
Aussi, je reste optimiste. De mon point de vue, nous ne nous nourrirons pas significativement plus de l’AU cette année à Montréal versus l’an dernier. Par contre, beaucoup de citoyen-ne-s souhaitent mieux comprendre le fonctionnement de la culture potagère. Cela amène forcément à un changement de conscience et des élans d’apprentissage qui conduiront à l’action et à l’essai-erreur. Nous sommes tout à fait capable de nous réapproprier des savoir-faires en quelques saisons, ainsi que de reconsidérer l’alimentation de saison, locale, biologique qui aboutissent à des changements de comportement dans l’assiette, sur notre territoire et à l’international. Nous pourrons découvrir à l’échelle du jardin la patience, la rigueur, la pénibilité parfois physique et l’émerveillement du vivant à travers le jardinage.
Cet élan nous permettra sans doute d’enfin revaloriser l’ensemble des personnes qui contribuent à nous nourrir et ce, sans distinction dans la façon dont ils pratiquent leur métier. Qu’elle soit écologique où non, c’est l’agriculture qui nous nourrit. Aussi, nous gaspillerons sûrement moins et nous réfléchirons de façon plus éclairée et donc plus efficiente à la question de l’autonomie et de la souveraineté alimentaire pour revisiter notre politique agricole rurale et urbaine! C’est à mes yeux, un choix collectif de société. C’est une invitation à devenir par l’action jardinière des éco-citoyen-ne-s.