Quand on parle des anges gardiens du secteur agroalimentaire, c’est rarement le visage des travailleurs et travailleuses d’abattoirs qui nous vient en tête. Disons que ce n’est pas un métier très glamour, c’est le moins qu’on puisse dire. Il faut souligner que la job dans cette industrie et de faire entrer des animaux vivants par une porte pour les faire ressortir par l’autre sous forme de paquet de viande. Les gens qui y travaillent doivent donc tuer chaque jour des centaines d’animaux destinés à nourrir les humains. C’est quand même un sacré paradoxe.

Le président du syndicat de l’abattoir ATrahan de Yamachiche analysait la chose avec philosophie récemment lors d’une entrevue avec La Presse en déclarant ceci : « On ne veut pas en entendre parler, des abattoirs. On veut le manger, notre steak, mais on ne veut pas nécessairement voir comment il a été fait. » Je me dois de lui donner raison sur ce point. Combien de carnivores changeraient de régime alimentaire s’ils devaient abattre et dépecer eux-mêmes les animaux qu’ils mangent?

Des usines à coronavirus?

Bien qu’on n’en sache toujours très peu sur la fameuse COVID-19 et sa transmission, il semble clair que les abattoirs soient des lieux propices à la contagion, et ce partout dans le monde. Au Québec, on peut évidemment nommer le cas de l’usine Cargill de Chambly qui a suspendu ses activités dans les derniers jours après qu’une soixantaine de ses quelques 500 employés eut contracté la maladie.

Du côté de Yamachiche en Mauricie, l’abattoir de porcs Atrahan, appartenant à Olymel, a également dû fermer ses portes à la fin du mois de mars. On y a recensé 129 cas sur un millier de salariés. D’autres usines appartenant au géant québécois de la viande ont été touchées, à Ange-Gardien en Montérégie, à Saint-Esprit dans Lanaudière et à Vallée-Jonction, en Beauce. Boeuf, porc, volaille, l’épidémie ne fait pas de discrimination lorsqu’elle frappe les abattoirs.

En Alberta, à la fin du mois d’avril, 15 % des cas recensés dans la province pouvaient être reliés à la seule usine Cargill de la ville de High River. L’abattoir, qui traite près du tiers de l’ensemble du bœuf canadien, a temporairement mis la clé sous la porte après qu’environ la moitié de ses 2 000 employés eut reçu des résultats positifs à la COVID-19. Au moins deux d’entre eux n’auraient pas survécu.

Plusieurs centaines de cas sont aussi à déplorer à l’usine d’emballage de viande JBS de Brooks, dans la même province. Le phénomène est le même aux États-Unis, en France, au Brésil, en Allemagne…

Des conditions de travail propices à la contagion

La première des conditions qui peut expliquer les taux élevés de transmission du coronavirus est la proximité des travailleurs sur de la ligne de production. En temps normal, dans certaines parties de ces usines, il n’est pas rare que les salariés travaillent au coude à coude, notamment sur la découpe.

D’après Steve Houle, le président du Syndicat des employés d’Olymel Princeville, les espaces sont aussi généralement restreints dans toutes les parties des abattoirs : cafétérias, couloirs, vestiaires, etc. Il ne faudrait également pas sous-estimer, selon lui, le fait que des employés plus expérimentés remplacent souvent certains postes essentiels à la production lors d’absences, ce qui augmente les possibilités d’éclosion dans différentes sections des usines.

Comme les salaires sont souvent peu alléchants et les conditions difficiles, les usines se retrouvent avec un manque de main-d’oeuvre, ce qui pousse les entreprises comme Olymel à créer des programmes pour recruter des travailleurs jusqu’à Madagascar en Afrique. L’autre stratégie, utilisée à Yamachiche et assez fréquente dans l’industrie, est de faire appel aux agences de placement qui vont souvent assurer le transport en autobus entre les quartiers les plus pauvres de Montréal et l’abattoir, matin et soir.

Cette main-d’oeuvre, souvent immigrante, se retrouve ainsi constamment en situation de proximité sociale, au travail, dans le transport vers l’usine et dans son logement où il n’est pas rare que de grandes familles cohabitent.

Précarité oblige, ces travailleurs peuvent être placés dans plusieurs abattoirs différents au cours d’une même semaine. Tous les ingrédients sont réunis pour un désastre sanitaire. Ça ne vous rappelle pas nos CHSLD?

Obstination patronale?

Décembre 2019, les membres du Syndicat des employés d’Olymel Princeville, affiliés à la CSN, votent à 53 % le retour au boulot après huit semaines de grève. Après des années de reculs dans les conditions de travail, notamment suite à la fermeture de l’usine pendant près de 18 mois en 2004-2005, les syndiqués demandaient une augmentation de près de 5$ de l’heure. Ils en obtiendront finalement plutôt 1,60$.

« À Yamachiche et à Saint-Esprit, ils ont attendu qu’il y ait des cas pour mettre des mesures sanitaires en place »

Quelques mois plus tard, la pandémie frappe et la multinationale bien de chez nous décide d’offrir une prime de 2$ de l’heure aux employés, pas nécessairement par grandeur d’âme, mais pour s’assurer d’avoir de la main-d’oeuvre dans les usines. « C’est assez ironique qu’on obtienne finalement ce pourquoi on s’est battu pendant huit semaines à cause d’une pandémie » m’affirmera Steve Houle, le président du syndicat.

À Princeville, petite bourgade du Centre-du-Québec, l’usine n’a pas été touchée par le coronavirus. « Donnons à César ce qui revient à César, ici, la compagnie a agit rapidement » explique le syndicaliste. Installation de plexiglas, port du masque et de la visière, employés à temps plein sur la désinfection, les gestionnaires de l’abattoir n’ont rien laissé au hasard. « À Yamachiche et à Saint-Esprit, ils ont attendu qu’il y ait des cas pour mettre des mesures sanitaires en place », poursuit celui qui occupe la présidence du syndicat depuis 2001. Olymel est reconnue pour ses relations souvent houleuses avec ses employés syndiqués et même avec les éleveurs qui l’approvisionne.

On se souviendra de l’année 2007 où la compagnie, représenté par Lucien Bouchard, menaçait de fermer son usine de Vallée-Jonction si les employés refusaient d’intenses reculs de conditions de travail. Toujours la même année, on peut citer le lock-out et la fermeture de l’usine de Saint-Simon, en Montérégie, ayant donné lieu à une saga judiciaire de près de 10 ans.

Le dernier de ces bras de fer, avec les producteurs de porcs du Québec cette fois, est survenu pendant la pandémie. Ces derniers estiment que près de 100 000 porcs doivent être abattus dans les plus brefs délais pour éviter la surpopulation et ont offert de payer les heures supplémentaires des employés d’Olymel pour que la situation débloque. Le fleuron du Québec inc. a rejeté l’idée du revers de la main.

C’est que les employés de Princeville exigent d’être payés à temps double pour aller s’exposer une journée de plus aux risques de la pandémie. La compagnie ne voudrait pas créer un précédent, surtout que c’était une revendication lors de la récente grève qui a touché l’abattoir. Une situation dénoncée par Steve Houle dans une lettre ouverte.

Le plus ironique dans tout ça, c’est qu’Olymel est une propriété de Sollio, connu anciennement sous le nom de Coop fédérée. Une coopérative qui regroupe… les producteurs agricoles du Québec. Donc, quand le géant de la viande refuse d’aider les producteurs de porcs du Québec, ce sont des membres de Sollio, la coopérative qui possède Olymel, qu’il envoie paître.

Est-ce vraiment cela, l’esprit coopératif?