Deux types d’usagers : le désinvolte versus le discipliné
Depuis le début de la crise, les rencontres en ligne sont formées par des comportements qui marquent différents rapports aux normes de santé publique. Les degrés de conformité des individus oscillent entre deux cas de figure. Le désinvolte agit à peu près comme d’habitude. Il veut générer des matchs pour répondre à ses désirs, sans grandes considérations pour les règles sanitaires. À l’autre bout du spectre, le discipliné ne tolère aucun écart de conduite. Ouvert aux échanges en ligne, il ferme la porte aux rencontres physiques, légales, mais jugées imprudentes. Sa mentalité rejoint le mouvement #StayTheFuckHome, ainsi que le message initial du Gouvernement Legault : «On reste à la maison et on sauve des vies».
Un relâchement des mœurs dans l’univers du dating
En début de crise, le climat de conformisme dans la province a surtout favorisé l’émergence d’usagers disciplinés. Ce fait social au sens d’Émile Durkheim est en phase avec l’étude de Google qui révélait que le Québec est l’endroit en Amérique du Nord où on a le plus respecté la consigne de rester à la maison. Pendant cette période plusieurs personnes précisaient, sous leur photo de profil Tinder ou Bumble : «Écrivons-nous et faisons rencontre après la pandémie». Cette 1re phase du dating en temps de COVID-19 se caractérise par un rapport enchanté aux échanges virtuels (correspondances épistolaires, rencontres vidéos, etc.) qui jouissaient alors de l’attrait de la nouveauté.
Un récent sondage révèle que même si les Québécois-es restent en moyenne plus dociles que le reste des Canadiens et Canadiennes, ils sont de plus en plus nombreux à admettre avoir brisé au moins une règle sanitaire depuis le début de la crise. Parallèlement, une fraction des individus sur les sites de rencontre se voient mal attendre la permission de l’État pour combler certains de leurs besoins fondamentaux (sexualité, amour, affection).
De la messagerie aux rencontres physiques
Les échanges sur les applications de rencontre forment des espaces d’ajustements réciproques tels que compris par Max Weber. À ce stade de la pandémie, les discussions par messagerie servent aussi à jauger les limites d’autrui. Avec des coups de sonde comme : «Est-ce que tu as eu beaucoup de dates par vidéo?», chacun tente de déceler jusqu’où l’autre serait prêt à aller, ce qui permet d’orienter son comportement en conséquence. Des phrases d’apparence banales révèlent un certain rapport à l’état d’urgence, elles envoient des messages déterminants pour les relations en train de se construire. Pour décrire leur journée par exemple, des usagers écrivent «J’ai vu un ami, etc.,» et ajoutent «en respectant les deux mètres bien sûr». Ce faisant, ils se présentent comme de bons citoyens, mais aussi comme des individus fréquentables, qui respectent assez les règles pour qu’il soit envisageable de briser ces règles avec eux.
En comparaison avec le dating en temps normal, les rencontres en personne durant la COVID-19 marquent une gradation très nette dans le processus de séduction. Qu’elles se déroulent dans un parc ou sous le même toit, elles permettent à l’attirance potentielle de se déployer. Dans une négociation tacite, chacun mesure plus ou moins consciemment la distance à maintenir ou les décimètres, les centimètres à concéder sur les mètres autorisés. Dans une expérience célèbre de psychologie sociale (1956), Solomon Asch a notamment montré que dans un groupe, la dissidence d’un seul individu augmente de manière significative la probabilité que d’autres emboîtent le pas. Donc quand le courant passe entre deux usagers des app, c’est la logique du plus souple des deux qui a les meilleures chances de l’emporter.
L’éthique de la responsabilité durant la pandémie
Entre les conquêtes insouciantes et l’obéissance plus stricte au discours de la santé publique, les utilisateurs sur les applications qui considèrent des transgressions (calculées) sont renvoyés à leurs croyances et valeurs, bref à leur éthique personnelle. Leurs réflexions peuvent tenir compte de différents facteurs : l’intérêt pour la personne courtisée, le potentiel amoureux de la relation investie, les gens susceptibles de mourir du virus dans l’entourage, la possibilité de s’auto-isoler après des rapprochements, l’évolution du coronavirus dans la région habitée, le fait de travailler ou non dans le système de santé, etc. Les délibérations des usagers marquent une tentative de concilier leurs affects avec leur sens de la responsabilité civique.
La COVID-19 exige de lourds sacrifices pour tous les membres de la société. En ce sens, n’est-il pas tout indiqué que les gens sur Tinder mettent leurs activités sur pause, le temps qu’il faudra pour traverser la crise? Weber répondrait que ce n’est pas aux sociologues de trancher cette question qui découle de considérations pratiques. La sociologie peut toutefois aider l’individu à se rendre des comptes quant au sens et aux conséquences de ses actions. C’est probablement ce que plusieurs swipers font déjà, en se fiant à leur bon jugement.