Entrevue avec Isabelle Larrivée, une des initiatrices du mouvement.
Q : Qu’est-ce qui vous a donné l’idée de former le groupe «Des masques pour tout le monde»?
Isabelle Larrivée : On s’est inspiré du groupe Mask4All, né en République tchèque. Là-bas, un mouvement citoyen a rapidement pris de l’ampleur. Une forte pression populaire s’est exercée sur l’État. Le gouvernement tchèque a adopté une loi imposant le port du masque dans les lieux publics dès le 19 mars. Les courbes de contamination et de mortalité ont alors commencé à monter moins vite que dans d’autres pays. Nous revendiquons nous aussi une loi rendant le port du masque obligatoire.
Q : Comment comptez-vous intervenir?
R : Nous recueillons et partageons l’information scientifique sur les réseaux sociaux. Nous voulons surtout que nos idées percent le champ politique. Comme nous devons rester confinés, notre action se limite pour l’instant à encourager nos membres à diffuser eux aussi l’information. Nous faisons aussi de la publicité pour les couturières. Seulement cette semaine, 300 nouveaux membres se sont ajoutés-es. En ce 7 mai, nous en comptons 607. Nous espérons que notre mouvement fasse boule de neige.
Q : Pourquoi estimez-vous que le port du masque devrait être obligatoire?
R : Si le port du masque est facultatif, le nombre de personnes qui vont le porter ne sera pas suffisant pour endiguer l’épidémie. Si 80% des gens le portent, on peut y arriver. Chaque individu contaminera alors moins d’un autre individu. Il va de soi que pour réduire une contagion, il faut des barrières pour réduire de façon significative les coronavirus qui sont projetés par la bouche. Les autorités de santé publique recommandent aux gens de tousser dans le coude pour empêcher les postillons de se disséminer autour d’eux. Le masque est une barrière encore plus efficace.
Q : Jusqu’à maintenant, le Dr Horacio Arruda [directeur de la santé publique] ne s’est pas montré très convainquant sur la nécessité des masques…
R : C’est le moins qu’on puisse dire. Quelques jours après le début du confinement, le Dr Arruda a même demandé aux Québécois de ne pas utiliser de masques pour tenter de se protéger de la COVID-19. Il a affirmé que non seulement il n’était pas un outil de prévention, mais qu’il donnait aux gens une fausse impression de sécurité, et qu’il pourrait même contribuer à les contaminer.
Q : Que pensez-vous de cette déclaration?
R : C’était complètement irresponsable. Cela fait penser à ce que certaines personnes mal informées disaient des condoms au début de l’épidémie de VIH. Elles disaient que les condoms suscitaient un faux sentiment de sécurité, alors qu’on sait très bien qu’ils ont été le meilleur moyen pour limiter la contagion. C’est la même chose pour les masques.
Q : À votre avis, pourquoi le Dr Arruda a-t-il dit une telle chose?
R : On est plusieurs à avoir pensé que c’était par souci de préserver les stocks de masques pour le personnel soignant. Mais si tel était le cas – et c’est vrai qu’il y a pénurie – il fallait le dire franchement. En période de crise, il est vital de dire la vérité, même si elle fait mal, sinon les autorités risquent de perdre la confiance de la population. Si vraiment le gouvernement voulait réserver les masques en circulation pour le personnel soignant, il n’avait qu’à décréter un embargo, les réquisitionner et exiger des ordonnances médicales pour les personnes dont la condition le commande. Mais ce n’est pas ce qu’il a fait. Arruda a plutôt dit que les masques étaient inutiles pour le grand public, sinon nuisibles.
Q : Depuis, le Dr Arruda a changé son discours. À votre avis, que s’est-il passé?
R : Il s’est passé que l’Agence de la santé publique du Canada et les Centers for Disease Control (CDC) aux États-Unis ont recommandé le port en public du masque dans la population générale. C’était gênant pour le Dr Arruda de ne pas le faire lui aussi. Il a donc fini par le recommander, mais du bout des lèvres. La recommandation du masque n’apparaît toujours pas sur les affiches du gouvernement.
Q : Avez-vous déjà vu le Dr Arruda porter le masque?
R : Non. [Note: Cette entrevue a été réalisée et diffusée le 7 mai. Le 8 mai, le Dr Arruda s’est pour la première fois présenté en public en portant le masque. Le masque a aussi été ajouté comme mesure de protection supplémentaire sur les affiches gouvernementales.] Le Dr Arruda fait comme Donald Trump. Après que les CDC se soient prononcés en faveur du masque, Trump a dit que c’était une simple recommandation, et que lui-même n’en porterait pas. Il a dit aux Américains qu’ils n’avaient qu’à utiliser une écharpe. Le Dr Arruda a opté pour la version plus exotique du bandana, c’est tout. À l’instar de Trump, il ne prend pas ça au sérieux.
Q : Le bandana n’est-il pas une bonne suggestion?
R : C’est mieux que rien, mais c’est la moins bonne des suggestions. À entendre le Dr Arruda, c’est comme s’il n’existait rien d’autre entre le N95 pour les médecins et le bandana. Or, il existe des modèles de masques très efficaces pour la population. Des masques répondant à des standards, et homologués par certains milieux médicaux, comme l’a fait assez rapidement le CHU de Grenoble. Des masques qui ne pourraient pas être utilisés en milieu hospitalier, certes, mais qui peuvent jouer un rôle dans le contrôle de la contagion. Une armée de couturières y œuvre depuis plus d’un mois maintenant, et plusieurs respectent les règles de l’homologation. Ces couturières sont mieux informées que le Dr Arruda.
Q : Le Dr Arruda n’a-t-il pas raison de dire que le port du masque est risqué s’il est mal porté?
R : Mais il n’a qu’à expliquer comment bien le porter! La population du Québec a appris à rester chez elle. Elle a appris à tousser dans le coude. Elle a appris à se laver les mains et a adopté, dans l’ensemble, les comportements sécuritaires de distanciation physique. Pourquoi ne pourrait-elle pas apprendre à bien utiliser le masque? Ce n’est quand même pas sorcier.
Q : On sait que le port du masque est généralisé, sinon obligatoire, dans plusieurs pays asiatiques, lesquels ont d’ailleurs réussi à contrôler l’épidémie. «Bien sûr que ça aide», souligne le docteur Kim Woo-joo, l’expert du coronavirus le plus connu en Corée du Sud. Il trouve «étrange» que les Occidentaux n’en portent pas. Outre la République tchèque, est-ce que d’autres pays occidentaux ont fini par le rendre obligatoire?
R : Selon nos recherches, plus de 50 pays ont décrété à ce jour le port du masque obligatoire. On note des actions précoces en ce sens en Europe de l’Est. L’exemple tchèque est probant. Le 7 mai, le taux de mortalité par Covid-19 – 24 décès par million d’habitants – est l’un des plus bas en Europe. Le 16 avril, la Pologne a emboîté le pas et a aussi rendu le masque obligatoire partout. Même chose en Bulgarie, en Géorgie, au Luxembourg et en Ukraine. Depuis le 22 avril, le masque n’est pas seulement « fortement recommandé » en Allemagne, mais obligatoire dans la majorité des länder . Les amendes peuvent atteindre 200 Euros (300$) pour les citoyens contrevenants . En Bavière, les commerçants qui ne s’assurent pas que leur personnel porte le masque sont passibles d’une amende pouvant atteindre 5000 Euros! En Italie, pays très touché par le virus, l’obligation a été décrétée le 5 avril, mais pour la Lombardie seulement et obligatoire ailleurs dans les transports en commun. En France, le conseil scientifique a recommandé le port obligatoire du masque au collège et au lycée, mais finalement il le sera seulement si la distanciation physique n’est pas respectée. La France n’est pas un bon modèle dans la lutte au coronavirus…
Q : Et ailleurs?
En Afrique, où les infrastructures sanitaires sont particulièrement précaires, le masque est devenu obligatoire dès le 16 avril dans plusieurs pays, notamment ceux d’Afrique centrale. En Afrique du Sud, l’obligation a été décrétée le 25 avril. Même si plusieurs pays semblent résister (Malawi, Botswana, Comores…), la pratique tend à se généraliser et il devient obligatoire en Éthiopie, au Niger, en Côte d’Ivoire et aussi au Maroc (depuis le 7 avril) où l’on peut désormais trouver dans toutes les petites épiceries de quartier des masques en paquets de 10 à prix accessible. En Amérique latine, le masque est devenu obligatoire en Colombie, en Équateur, au Venezuela et à Cuba .
Q : Et aux États-Unis?
R: Aux États-Unis, où l’importance du port du masque est constamment contredite ou minimisée par Donald Trump, il est obligatoire dans de larges parties de territoire de 30 États, notamment au Maryland, à Hawaï, au Connecticut, au Michigan et en Pennsylvanie. Les gens sont obligés de couvrir leur nez et leur bouche avec des masques industriels ou artisanaux. En Californie, c’est la règle à San Francisco, Los Angeles et San Diego. L’État de New York a adopté un décret le 15 avril rendant le port du masque obligatoire dans l’espace public quand la distance réglementaire est impossible. Le gouverneur Andrew Cuomo, bien connu pour son franc-parler, a déclaré qu’en ne portant pas de masque, « on peut littéralement tuer quelqu’un ».
Q : Une déclaration choc!
R : Ses déclarations sont très fermes! Il a aussi dit ceci sur sa page Facebook: «Porter le masque, c’est agir de façon responsable et intelligente pour soi, pour sa famille et pour sa collectivité… Le port du masque est une mesure de base. La distanciation physique est fondamentale, mais à New York, c’est souvent difficile. Alors il faut porter le masque. Portez le masque. Je vous le dis, portez le masque. Portez le masque!»
Q : Pourquoi, à votre avis, Horacio Arruda et François Legault ne tiennent pas le même discours que Cuomo? Pourquoi le gouvernement n’adopte-t-il pas tout de suite un décret pour rendre le masque obligatoire?
R : Dès le début, ils se sont mis les pieds dans les plats en déconseillant le port du masque et en laissant entendre qu’il risquait d’être plus nuisible que d’autre chose. Ensuite, après l’avis de l’Agence de santé publique du Canada, Arruda et Legault se sont retrouvés pris avec leurs déclarations fautives. Même si l’efficacité du masque, y compris du masque artisanal, est maintenant largement reconnue par de nombreuses autorités, y compris par les CDC aux États-Unis, ils ne veulent toujours pas se raviser. Ils ont peur de perdre la face. Ils ont choisi leur orgueil plutôt que la santé du public. C’est scandaleux. La conséquence de ce foutu orgueil, c’est que la contagion va augmenter et qu’elle va entraîner des dizaines, sinon des centaines de morts évitables!
Q : Le mépris affiché par Arruda et Legault envers le masque a-t-il un impact sur la perception qu’en a la population?
R : Malheureusement oui. Par leur faute, le masque est souvent perçu de manière négative. Les gens qui le portent ont l’air d’être soit des originaux, soit des malades. Il faut renverser la vapeur. Si une loi rendait le port du masque obligatoire, ce sont les gens qui ne le portent pas qui auraient l’air irresponsables. La loi rendrait le port du masque socialement acceptable.
Q : Est-ce qu’une loi imposant le port du masque n’est pas une atteinte aux libertés individuelles?
R : Si c’est une atteinte aux libertés individuelles, elle est provisoire et la cause est importante. On ne peut pas être libre dans une collectivité qui ne l’est pas. L’important, pour le moment, c’est de sauver des vies, ma vie, celle de mes proches, mais aussi celle de tous. L’épidémie met à l’épreuve notre conception de la liberté individuelle. On nous a inculqué l’habitude de penser d’abord à soi, alors qu’il n’a jamais été aussi important de penser à l’intérêt de la collectivité. Notre bien-être personnel dépend de la santé collective. La liberté de chacun doit tenir compte de la liberté de tous, et encore plus de la vie de tous. L’État nous impose des limites de vitesse. Je n’ai pas le droit de doubler un autobus scolaire à l’arrêt. C’est une atteinte à ma liberté de conduire comme je veux, mais elle va de soi. Et au Québec, le plus paradoxal, c’est que le gouvernement Legault n’a pas hésité à imposer un code vestimentaire aux enseignantes en leur interdisant le port du voile. Et maintenant, il hésiterait à imposer le port du masque pour contrôler l’épidémie? Ça n’a tout simplement aucun sens.