Chez nous, on ne connait Anne que sous l’épithète de Super-Anne. Marraine d’allaitement de ma blonde, c’est elle qui, avec humour, confiance et professionnalisme, l’a guidée et rassurée, quand l’allaitement semblait mis en péril. Ma blonde dit que c’est la seule personne qui a vu ses seins avant de voir sa face. Chez nous, Anne a rapidement joui d’une aura particulière. C’est une protectrice, par son soutien précieux et sa présence joviale qui, chaque 2e jour du mois, nous envoie une pensée pour l’anniversaire de notre garçon.

En plus de son bénévolat de marraine, Anne est conseillère en soins infirmiers* dans la région montréalaise. Je ne vous en dis pas plus sur Anne, parce qu’en ces temps où la contagion est menaçante, il peut être dangereux d’être démasquée. Ainsi donc, aujourd’hui, Super-Anne devient Anne Onyme.

Je la rejoins par vidéoconférence, in extremis ai-je envie de dire, parce qu’elle demeure sur un pied d’alerte, prochaine en liste pour aller prêter main-forte aux CHSLD de son secteur. Plutôt, je la retrouve au cœur d’une journée de congé fort méritée, dans sa maison peut-être un peu trop tranquille à son goût : «Je suis pas toute seule, je suis avec mon chat, mais la maison est vide, la maison est grande, sans ma fille.»

Au tout début du confinement, même si elle avait accès aux services de garde d’urgence – le père de sa fille, de qui elle est séparée, travaille lui aussi dans le milieu de la santé –, elle a préféré garder sa fille de cinq ans à la maison. Sauf que la difficulté de conjuguer leurs horaires compliqués et, surtout, la crainte d’être asymptomatique et de l’infecter les a forcés à revoir leur plan.

Sa mère lui a offert de la prendre chez elle et, dans l’élan, son frère est retourné auprès d’elles pour donner un coup de main : «C’est sûr que ma fille me manque beaucoup. On se fait des vidéoconférences une ou deux fois par jour et je me dis «Mon dieu mais t’as donc ben grandi!» Ça fait un mois qu’elle est là. Elle me dit qu’elle s’ennuie et qu’elle trouve ça dur, mais j’aime mieux ne pas vivre avec la possibilité que je pourrais lui refiler une cochonnerie.»

Sa fille ainsi placée en sécurité, le moral semble tenir le coup. Une confiance se dégage de cette femme et son discours tresse une pensée raisonnée qui lui évite, pourrait-on croire, de broyer du noir.

Elle demeure néanmoins réaliste vis-à-vis de la situation : «D’une façon ou d’une autre, c’est plate ce qu’on vit là. C’est de la marde. Y’a personne qui a de fun. Tout le monde est stressé. Tout le monde dort mal. Tout le monde boit beaucoup. Mais on va le prendre une journée à la fois.» Voilà le mantra qui accompagne le quotidien d’Anne. Un. Jour. À. La. Fois.

L’espoir est là qui traîne ses mélodies heureuses et ses retrouvailles longtemps attendues, mais il semble un peu tôt pour se laisser berner par des promesses qu’il ne pourrait pas tenir :

«C’est sûr que les points de presse du gouvernement sont de plus en plus positifs. Mais nous ce qu’on voit, ce n’est pas tout à fait compatible avec ce que le gouvernement suggère. Je te dis pas que les chiffres sont pas bons et qu’on nous cache des choses, mais disons que ce qu’on voit sur le terrain, c’est qu’on n’est pas sortis du bois.»

Alors, il ressemble à quoi, ce terrain? Ça a commencé par une spectaculaire réorganisation de l’hôpital. Un peu comme nous l’a expliqué Michel la semaine dernière, dans un autre contexte hospitalier, tout ça s’est fait très vite : «On a fermé des secteurs et on a divisé l’hôpital en trois secteurs : des zones chaudes, avec des patients positifs, des zones tièdes, avec des patients suspectés, et des zones froides, avec des patients suspects de rien qui font leurs petites affaires. Sauf qu’il y a des réorganisations constantes. Il faut sans cesse s’adapter à la réalité et au volume qu’on reçoit. Le ministère a demandé aux soins critiques, par exemple, d’être rapidement capables d’augmenter leur capacité de 300%.»

C’est cette adaptation perpétuelle qui est au cœur de tous les défis, m’explique-t-elle : «T’as pas le temps de te poser et, oups, juste à côté de toi, tout vient de changer. C’est facilement déstabilisant.» Elle ajoute que «la situation évolue rapidement, les consignes changent, nos connaissances du virus évoluent, et transmettre l’information est un des défis auxquels on fait face.» Un défi qui, pour l’instant, semble les dépasser : «Je vais parler pour mon hôpital, mais plusieurs des décisions prises par les gestionnaires ne se rendent pas assez vite jusqu’à nous et on est souvent mis devant le fait accompli.»

Pour la conseillère en soins infirmiers, la crainte du virus s’est manifestée d’une étonnante façon. Il faut parfois des stigmates physiques pour que nos consciences s’éveillent, et c’est précisément ces murs érigés en vitesse qui ont marqué son imaginaire : «C’était comme une scène de film d’horreur, où tout est tout croche, mal équarri, avec du duct tape pour tenir ça. Ça fonctionne, mais c’est vraiment des images fortes. Parce que tu sais, le patient positif, il a une jaquette d’hôpital avec un soluté, pis ça j’en ai déjà vu, ça m’effraie pas. C’est une image connue. Mais le gros plastique devant la porte, les lignes à terre pour éviter de passer à certains endroits, ça m’a frappée.»

Sans se plaindre, sans non plus être paralysée par la fatalité, mais plutôt investie d’une mission, acceptant la situation en le prenant une journée à la fois, une bouchée à la fois, elle me raconte ce quotidien larvé d’une anxiété à laquelle s’ajoutent les heures supplémentaires, tout ça dans un contexte d’adaptation constante.

Les défis sont nombreux, mais celui qui occupe son espace mental est cette aide attendue dans les CHSLD de son secteur. Déjà, quelques irritants compliquent l’intégration des renforts. L’horaire n’a pas été établi en collégialité, les premières équipes qui sont arrivées n’étaient pas attendues et, dans le branle-bas, l’aide s’est diluée. Étant donné les circonstances et la vitesse à laquelle tous ces ajustements sont appliqués, il est normal qu’une période de rodage soit nécessaire. Elle déplore cependant que les recommandations faites par des observateurs externes aient été déconsidérées : «J’ai compris que c’étaient des problèmes qui étaient déjà connus et qui n’ont pas été adressés. Donc, non seulement le feu est pris de façon catastrophique, mais c’est doublement insultant de se faire dire : on le sait mais on s’en est pas occupé. On va réagir à ça et essayer d’éteindre les feux du mieux qu’on peut, mais y’aurait pu avoir plus de proactivité et je pense – on ne le saura jamais –, mais je pense qu’il y aurait eu moyen d’éviter les dégâts davantage. C’est plate.»

Par-delà les problèmes structurels et la négligence politique, la perspective d’aller aider au CHSLD ne va pas de soi :

«C’est sûr qu’un jour mon tour va venir. Je peux pas dire que j’ai peur, parce que j’ai confiance dans l’équipement. J’ai pas peur pour moi, mais j’ai peur, sur le plan humain, de ce que je vais voir par exemple. De la détresse humaine. Autant du côté des patients que du côté du personnel, qui sait pas, qui comprend pas et qui est pas outillé. Je pense que ça, ça risque d’être challengeant.»

Heureusement qu’Anne est bien entourée et que son équipe entend bien se serrer les coudes dans l’adversité qui les attend : «On s’est déjà fait des cellules de débriefe. Par exemple, ma collègue qui est là aujourd’hui termine à 19h et je lui ai dit : Quand tu sors tu m’appelles. Tu viendras prendre un verre sur mon balcon à 2m de distance, on va en parler et vider ça.»

Sur fond de crise, cette femme inspirante ose baisser la garde et nourrir un peu d’espoir quant à «l’après» : «On ne se souhaite pas de revivre ça, et on aura peut-être jamais la chance de refaire ça. Là on a une belle opportunité de repenser le monde. Saisissons-la comme il faut, prenons le temps de bien faire les choses.»

En attendant la promesse de cette fameuse lumière du bout, Anne se concentre sur l’instant présent. Elle se promet une journée de congé pour faire le vide, pour se reposer. Et au milieu du tumulte, dans son esprit vagabond, sa petite fille traverse la distance et vient cajoler son imaginaire, comme un réconfort mérité et longtemps attendu : «Ce qui me manque le plus, c’est de la bercer. De la prendre dans mes bras, pis de me coller. L’odeur de son cou. C’est ces petits détails qui me manquent le plus. Cette douceur physique là.» Pendant un bref instant, sa fille est un songe précieux. Un songe qui, chaque jour, s’étire un peu plus : «Elle est encore chez ma mère jusqu’à… jusqu’à… je sais pas.»

*
Au fait, ça fait quoi, une conseillère en soins infirmiers? «Là je te donne la belle définition : Responsable du développement et de l’évaluation de la pratique infirmière. Dans le fond, on fait de la formation, on évalue la pratique pour voir si des corrections sont nécessaires. C’est un rôle de soutien clinique, mais je n’ai pas d’autorité hiérarchique. Par exemple, je peux te prendre à l’écart et te rappeler que les faux ongles c’est pas une bonne pratique, que ça peut blesser les patients et que ça peut transmettre des pathogènes, mais j’ai pas de pouvoir disciplinaire.»