Le recours à des technologies de surveillance de masse est la suite logique. La Sûreté du Québec (SQ) réfléchit à utiliser la géolocalisation pour vérifier que les consignes d’isolement sont respectées – de même que le Service de police de la ville de Québec (SPVQ). Une compagnie dirigée par l’ex-agent du service de renseignement canadien Michel Juneau-Katsuya a conçu un bracelet électronique qui pourrait être utilisé à cette fin.
De nombreux pays ont déjà fait le saut. Souvent citée comme exemple pour sa capacité à limiter la propagation du virus, la Corée du Sud a recours à la géolocalisation afin d’informer toute personne qui a pu entrer en contact avec un malade de la Covid-19. Israël utilise un système similaire. La Chine a développé une application qui attribue à chaque citoyen un code QR vert, jaune ou rouge, lui permettant ou interdisant certains déplacements. Hong Kong force les personnes revenant de voyage à porter un bracelet électronique afin de s’assurer qu’elles ne brisent pas leur quarantaine. Ailleurs (États-Unis, Europe), on utilise les données des téléphones cellulaires pour traquer les rassemblements interdits (sans pour autant suivre une personne en particulier), solution déjà considérée (mais pas appliquée) par Toronto.
Les raisons sont simples : on peut ainsi sauver de nombreuses vies. Alors que la Corée du Sud fut l’un des premiers pays touchés par la pandémie, il compte aujourd’hui moins de 200 morts. Les mesures de confinement imposées ici et là sont particulièrement pénibles, tant pour les individus que pour l’économie. Dès lors, toute technologie qui permettrait de les alléger pour la majorité en ciblant seulement quelques personnes peut devenir attrayante. La tentation sera d’autant plus forte si, une fois le déconfinement opéré, une deuxième vague de contamination se présente.
Voie sans retour
Toutes les décisions sont prises dans l’urgence ces jours-ci, et il est donc peu probable que le gouvernement organise quelque débat que ce soit avant de se mettre à suivre les allées et venues des citoyens et citoyennes dans un but punitif. «Cela pourrait créer un dangereux précédent, d’autant plus que la crise risque de durer des mois», redoute la codirectrice des communications de Crypto-Québec Anne-Sophie Letellier. «On va donc s’habituer à ces pratiques de surveillance. La moindre des choses, ce serait qu’on ait une transparence totale de la part de l’État et des forces de l’ordre sur la manière dont les données vont être utilisées, et une promesse de retour à la normale après la crise. Mais je suis peu optimiste!»
«9 fois sur 10, lorsqu’on installe une infrastructure de sécurité dans le cadre d’un événement majeur, elle reste en place», rappelle André Mondoux, professeur à l’École des médias de l’UQAM et spécialiste de la surveillance numérique. Pas besoin de remonter jusqu’aux attentats du 11 septembre 2001 pour s’en persuader : à Québec, les caméras installées lors du G7 de 2018 sont encore en opération. Et ce n’est pas que les crises qui sont concernées : «Les investissements en sécurité laissent toujours un bon héritage dans le pays. Après les Jeux olympiques, tout ce qui a été construit, l’expertise qui a été acquise, […] servent le pays pour des décennies», déclarait le président du Comité international olympique Jacques Rogge lors d’une visite à Vancouver en 2010.
On peut toutefois s’en sortir autrement, rappellent les deux experts. L’autre raison du succès sud-coréen est le recours au dépistage massif, et c’est plutôt dans cette voie qu’il serait judicieux d’investir, pense Anne-Sophie Letellier. «Si on n’avait pas désinvesti l’État depuis 40 ans, principalement en santé et en éducation, on n’en serait peut-être pas là aujourd’hui, car il y aurait un nombre suffisant d’hôpitaux et de respirateurs artificiels», avance de son côté André Mondoux.
Ces jours-ci, beaucoup parlent du monde post-pandémie, qui sera peut-être plus solidaire et axé sur ce dont nous avons réellement besoin. On peut imaginer des scénarios moins réjouissants : dans nos démocraties ravagées – à commencer par l’Italie –, des boulevards s’ouvrent pour des leaders autoritaires. Une fois au pouvoir, ils auront tout un attirail de surveillance à leur disposition.