Cela semblait inéluctable, c’est maintenant confirmé : le sénateur du Vermont Bernie
Sanders a officiellement mis un terme à sa candidature aux primaires présidentielles
démocrates. Mal en point depuis le Super Tuesday du 3 mars, sa campagne (et la campagne démocrate en général) était encore plus moribonde depuis l’explosion de la COVID-19 aux États-Unis.

La confusion qui régnait autour des scrutins à venir, à l’image de celui tenu mardi au Wisconsin dans des conditions aberrantes, a sans doute fini de convaincre le candidat progressiste de ranger les gants.

La campagne des primaires démocrates paraît déjà bien lointaine en ces temps de confinement, mais les mémoires les plus vives se souviendront peut-être que Bernie Sanders était, il n’y a pas si longtemps encore, le favori de la primaire démocrate. Proche second en Iowa, vainqueur au New Hampshire puis triomphant au Nevada, le Vermontois a semblé, l’espace de quelques semaines de février, inarrêtable. Le rêve d’une présidence progressiste aux États-Unis, toutefois, vient désormais de tirer sa révérence.

Qu’est-il donc arrivé à Bernie Sanders? Celles et ceux pour qui tout est toujours très clair et très simple répondront évidemment qu’« un socialiste n’aurait jamais pu gagner aux Etats-Unis » et qu’il n’y a pas à chercher plus loin. Nombre de sondages auront néanmoins montré, de manière répétée, que Sanders était un candidat tout à fait viable de la primaire démocrate… tout comme de l’élection générale. Il s’agit donc maintenant de faire la chronique d’une défaite non-annoncée.

La campagne de Bernie Sanders a dû lutter contre plusieurs narratifs négatifs successifs, pendant que ses rivaux.les étaient remarquablement épargné.e.s.

Une stratégie à risque

On trouve, à l’origine de cette tragédie en cinq actes, plusieurs paris risqués dans la stratégie choisie au départ par la campagne de Bernie Sanders. Deux au moins semblent avoir joué un rôle prépondérant dans la défaite du sénateur du Vermont.

Du point de vue générationnel d’abord, Sanders a fait le choix fatidique de miser sur la jeunesse. L’idée, sur le papier, tenait la route : lors des midterms de 2018, le vote des générations X, Y et Z a pour la première fois dépassé celui des baby-boomers. Il y avait donc un coup à jouer, si la campagne de Sanders parvenait à générer chez les 18-35 ans un taux de participation comparable à celui des 50 ans et plus. En dépit de rallies massifs animés par Vampire Weekend et Public Enemy, l’effort ne s’est hélas pas avéré payant : la mobilisation des jeunes électeurs.rices a stagné ou baissé dans plusieurs États clé (au Texas ou au Massachussetts par exemple) par rapport à la primaire de 2016.

D’un point de vue tactique ensuite, Bernie Sanders a fait le pari d’une campagne délibérément insurrectionnelle, en misant sur une approche grassroots et le travail de terrain. Son équipe a ainsi cru pouvoir capturer la forteresse démocrate de l’extérieur, sans avoir à tisser d’alliances avec l’appareil du parti – et même en s’aliénant ce dernier.

Cette mentalité de rébellion a certes énergisé sa base, mais a aussi privé sa campagne de relais et d’endorsements dans les structures partisanes locales… dont le poids s’est par la suite avéré considérable (en Caroline du Sud notamment). Bénin au début de la campagne, cet isolement s’est révélé toxique une fois Sanders en difficulté : face à un électorat avant tout soucieux de défaire Donald Trump, un candidat boudé par les ténors du parti a rapidement suscité l’appréhension.

La plupart des chaînes d’information ont cumulé les grands éditoriaux et les commentaires critiquant durement Bernie Sanders, en offrant relativement peu de contre-perspectives…

Vent de face persistant

S’il est toujours facile de blâmer le terrain et l’arbitrage après une défaite, force est néanmoins de constater que le navire Sanders a été forcé de voguer à contre-courant tout au long de la campagne. L’establishment démocrate, d’une part, n’a que très mal dissimulé son opposition totale à Sanders, plusieurs figures de proue du parti telles Hillary Clinton, Neera Tanden ou encore James Carville s’échinant sciemment à nuire au Vermontois. Ceci alors qu’un devoir de réserve aurait légitimement pu être invoqué, pour laisser la base du parti délibérer démocratiquement.

Les grands médias de centre-gauche, d’autre part, n’ont pas vraiment brillé par leur impartialité dans la couverture des primaires démocrates : le New York Times, le Washington Post, The Atlantic et la plupart des chaînes d’information en continu ont cumulé les grands éditoriaux et les commentaires critiquant durement Bernie Sanders, en offrant relativement peu de contre-perspectives (et sans témoigner beaucoup de curiosité sur les raisons profondes de son essor). La campagne de Bernie Sanders a ainsi dû lutter contre plusieurs narratifs négatifs successifs, pendant que ses rivaux.les étaient remarquablement épargné.e.s.

Lorsqu’il était à la traîne dans les sondages, c’est sa loyauté à soutenir l’éventuel.le vainqueur.e qui était remise en question. Lorsqu’il est passé en tête, c’est sa capacité à défaire Trump qui a été contestée.

Plus globalement, un discours ambiant établissant toujours plus de similarités entre Sanders et Donald Trump s’est déployé dans le débat public… sans que beaucoup de voix s’élèvent pour dénoncer une analogie pour le moins contestable. Si les partisan.e.s de Sanders exagèrent sans doute l’impact de ces discours persistants, reste que certaines études et analyses démontrent que le sénateur du Vermont a bel et bien subi une couverture médiatique plus négative que les autres candidat.e.s.

Erreurs de parcours

Qu’à cela ne tienne, la campagne de Sanders s’est aussi illustrée par plusieurs erreurs de jugement à mesure que la course progressait. Alors que le sénateur du Vermont aurait pu opérer certains ajustements à partir des signaux que livraient les primaires, celui-ci n’a que très peu dévié de sa partition de départ, redoublant sur des méthodes qui commençaient à montrer leurs limites.

Sanders, d’une part, a considéré que la popularité du message pallierait l’impopularité (relative) du messager. Alors que le Green New Deal ou le salaire minimum à 15$ sont des idées appuyées par une solide majorité de la base démocrate, le Vermontois a persisté à croire que l’attrait de sa plateforme suffirait à convaincre les électeurs.rices inquiet.e.s de son image de « populiste/radical ». Celui-ci n’a jamais vraiment cherché à modérer son style pour rassurer les sceptiques, se contentant de marteler la nécessité de son programme. Le pari n’a hélas pas payé : les sondages de sortie des urnes montrent que beaucoup d’électeurs.rices qui appuyaient clairement les idées de Sanders n’ont au final pas voté pour lui.

Pour ne rien arranger, Bernie Sanders s’est à plusieurs reprises au fil de la campagne retranché dans ses positions lorsqu’il était interrogé avec insistance, donnant l’image d’un candidat trop idéologue voire buté. Ses déclarations sur le régime castriste, par exemple, présentaient (quoique l’on en pense) bien plus de périls que de plus-value pour sa campagne, mais Sanders s’est entêté à tenir son bout.

De manière générale, le sénateur du Vermont semble ainsi avoir rechigné à se réinventer à certains moments critiques, laissant son authenticité glisser dangereusement vers la rigidité.

72 heures dignes de Game of Thrones

Alors que les campagnes présidentielles sont devenues d’interminables guerres d’usure, les primaires 2020 auront toutefois montré que tout peut encore basculer en un clin d’œil. S’il fallait identifier le moment où Bernie Sanders a vu l’investiture lui échapper, cela serait sans contredit les spectaculaires 72 heures ayant précédé le Super Tuesday : la victoire éclatante de Joe Biden en Caroline du Sud, puis les brusques ralliements de Pete Buttigieg et Amy Klobuchar à sa candidature ont consacré un revirement de scénario digne de Game of Thrones.

D’une journée où Sanders devait a priori prendre une avance irrattrapable, c’est un uppercut que lui a délivré le grand scrutin du 3 mars : un vote modéré désormais concentré a fait émerger un large consensus au sein de la communauté démocrate, permettant à Joe Biden de repasser en tête. En quelques jours, celui-ci a ensuite engrangé les soutiens d’à peu près toutes les anciennes candidatures : de Kamala Harris à Cory Booker, donnant finalement corps à l’image de figure rassembleuse que Biden voulait incarner.

Plus encore que le tableau des scores, c’est donc surtout le narratif de la course qui a alors brutalement changé : du statut de révolutionnaire portés par la classe ouvrière, Sanders est passé à celui de trouble-fête encombrant, boudé notamment par les Afro-américains. Une image qu’il n’est pas parvenu à faire disparaître par la suite. Malgré la ténacité du Vermontois dans les semaines qui ont suivi, la messe était désormais dite.

Sanders lègue à l’Amérique un vaste mouvement populaire qui aura, en 5 ans à peine, transformé durablement le parti démocrate et la gauche dans son ensemble.

Bernie, c’est fini

Qu’adviendra-t-il de Bernie Sanders désormais? La carrière du Vermontois touche sans doute à sa fin : son actuel mandat sénatorial prendra fin en 2024, il aura alors 83 ans. Un poste clé dans une possible administration Biden (secrétaire au Travail, ou à la Santé et aux Services sociaux, peut-être) pourrait dignement couronner une carrière politique de quelque 40 ans… mais le scénario est pour l’heure très incertain.

Qu’à cela ne tienne, Sanders lègue à l’Amérique un vaste mouvement populaire qui aura, en 5 ans à peine, transformé durablement le parti démocrate et la gauche dans son ensemble. Il laisse par ailleurs derrière lui toute une génération de jeunes activistes politisé.e.s sous ses auspices, parmi lesquels une héritière toute désignée : Alexandria Ocasio-Cortez.

« Pas moi, nous », disait le slogan de campagne de Bernie Sanders. À cette multitude, désormais, de poursuivre son œuvre.

Photos : Alexis Rapin