La tension grandit depuis la confirmation de cas de SARS-CoV-2 dans plusieurs prisons. Réunies en conférence de presse le 9 avril, la Ligue des droits et liberté (LDL), l’Association des avocates et avocats en droit carcéral du Québec (AAADCQ) et Solidarité sans frontières (SSF) pressent les autorités de libérer des détenus afin d’éviter la catastrophe sanitaire.
Les trois organisations disent avoir sollicité les gouvernements fédéral et provincial à plusieurs reprises ces dernières semaines. Des préoccupations restées lettre morte.
Au risque de contamination s’ajoutent des enjeux de santé mentale. Les témoignages parvenant à l’AAADCQ, de personnes détenues et de leurs proches, laissent croire à une «situation explosive», estime sa vice-présidente Me Sylvie Bordelais.
Une grande source de stress pour les personnes détenues, chez qui les problèmes de santé physique et mentale prévalent par rapport à l’ensemble de la population. «J’ai tendance à craindre que la détresse psychologique finisse par être pire que la contamination elle-même.»
Plus aucun visiteur n’est admis dans les établissements depuis trois semaines. Visant à réduire le risque de propagation entre les murs, la mesure a aussi pour effet de couper drastiquement l’accès à des personnes ressources dont la fonction se révèle particulièrement essentielle en période de stress intense.
«Dans un milieu où de petites choses de la vie quotidienne peuvent déclencher des émeutes, on craint une recrudescence de violence. La promiscuité aggrave les risques de tensions. Quand un détenu tousse, les autres deviennent agressifs. Pour le personnel comme pour les détenus, le climat est très dur», confie Lucie Lemonde, porte-parole de la LDL.
Guy Gravel n’est pas retourné à la prison de Joliette depuis le 18 mars. L’aumônier de l’établissement pour femmes tente de maintenir le lien avec les détenues, mais jusqu’ici ses démarches ne se sont pas concrétisées. La procédure pour un simple appel est lourde. Si une détenue souhaite lui parler, elle doit adresser une demande qui passera par trois intermédiaires avant de lui parvenir. Un processus qui s’étale inévitablement sur plusieurs jours. Guy Gravel croit que la direction de l’établissement Joliette souhaite faire arriver les choses beaucoup plus rapidement et est consciente de l’urgence. «Mais on est pris avec une procédure qui n’est pas adaptée et tout le monde est débordé.» En attendant, plusieurs membres du personnel ont relaté à l’aumônier le besoin criant des détenues d’obtenir un soutien psychologique.
Les témoignages parvenus à l’Association canadienne des sociétés Élizabeth Fry préoccupent sa directrice générale Emilie Coyle.
Ailleurs, un autre aumônier nous confie que les services de soutien sont réduits: moins de psychologues, moins d’infirmières en santé mentale. «La tension dans un lieu naturellement anxiogène va inévitablement augmenter, ça risque de dégénérer.»
Au Centre de surveillance de l’immigration de Laval (CSI), la situation inquiète tout autant. Abdoul, libéré la semaine dernière, décrit une promiscuité empêchant la distanciation physique de mise. «Un sentiment de marginalisation s’installe parmi les détenus, qui sont avant tout des demandeurs d’asile», tient-il à rappeler.
Une quinzaine de personnes sont toujours détenues au CSI. Un gardien y a été testé positif, d’autres ont été placés en quarantaine, sans qu’aucune mesure particulière n’ait été prise. Pour Safa Chebbi, porte-parole de SSF, le manque de transparence de la part de l’Agence des services frontaliers du Canada, ajoute au sentiment d’urgence. Elle rapporte que d’importantes pressions ont dû être exercées pour obtenir des informations sur la situation au CSI.
Mesures insuffisantes
La LDL, l’AAADCQ et SSF dénoncent le manque de mesures prises par les services correctionnels. «On parle d’ailes de quarantaine, mais dans un contexte de surpopulation [dans les prisons provinciales], je ne sais pas comment c’est possible, questionne Lucie Lemonde.» À la prison de Bordeaux, on aurait réservé une aile aux détenus en quarantaine. Quel impact sur la population des autres secteurs, où on a dû rapatrier des détenus pour vider cette aile, se demande la parte-parole de la LDL?
La surpopulation ou la configuration des lieux compromettent le respect de la distanciation physique, selon des témoignages parvenus de plusieurs prisons, augmentant ainsi le risque de contamination et de crise sanitaire qui pourrait en découler.
Le 20 mars, le ministère de la Sécurité publique du Québec a mis un terme aux peines discontinues (détention de fin de semaine). Depuis le 26 mars, les nouveaux détenus sont placés en quarantaine 14 jours. Ce sont à ce jour les seules mesures prises par le service correctionnel provincial.
Le 31 mars, le ministre de la Sécurité publique du Canada, Bill Blair, a suggéré de considérer la libération de certains détenus comme moyen de désengorger les prisons.
Au moment de rédiger ce texte, aucune mesure concrète en ce sens n’est annoncée.
Libérer pour protéger?
Ailleurs au Canada et à l’étranger, on procède à des libérations anticipées pour réduire la population carcérale. Des dizaines de milliers de personnes ont été libérées à travers le monde.
«Il est vital que les gouvernements prennent en compte la situation des personnes détenues dans leur plan d’action de crise, de manière à protéger les détenus, le personnel, les visiteurs et bien entendu l’ensemble de la société», a déclaré La Haute-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme, Michelle Bachelet, le 25 mars dernier. Dans un document d’orientation signé conjointement, l’OMS et le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme estiment que réduire le nombre de détenus fait partie des mesures à considérer sérieusement pour limiter la propagation.
Une position décriée par le syndicat des agents correctionnels fédéraux, qui y voit un «mépris total pour la sécurité publique».
Acceptabilité sociale
«Cette crise sera peut-être l’occasion d’accélérer la révision de notre système de justice. Notamment en réfléchissant à incarcérer moins. Il faut travailler sur la notion d’acceptabilité sociale. Maintenir quelqu’un en prison coûte cher. La société dans son ensemble gagne à incarcérer moins, certains pays l’ont déjà compris et mis en œuvre», avance Ruth Gagnon, directrice de la Société Elizabeth Fry du Québec.
«Ça pose plus largement la question des alternatives à l’emprisonnement, croit David Henry, directeur de l’Association des services de réhabilitation sociale du Québec. Plus du tiers des sentences d’emprisonnement sont inférieures à un mois au provincial, la majorité des personnes détenues peuvent être suivies en communauté.» Une évaluation du risque au cas par cas pourrait permettre de libérer nombre de détenus, estime-t-il, émettant une réserve quant à une libération systématique.