Il reste donc tout à faire pour que les conditions du maximum de femmes deviennent réellement dignes de nos sociétés prétendument égalitaires. Il nous reste à améliorer les conditions matérielles des femmes qui subissent une pauvreté structurelle, dans des territoires pourtant si proches de la production de richesse de nos métropoles ou dans des réserves où les institutions ne jouent pas le rôle de protection des citoyennes.

Au-delà de l’échelle symbolique et politique, le vécu des femmes négocie au quotidien diverses formes de violences symboliques et physiques. Même dans les espaces de pouvoir et de décision dans lesquels elles finissent par entrer les femmes subissent de viles moqueries, de basses assignations à l’apparence de leur corps et une inégalité qui reste la norme.

Rééquilibrer les pouvoirs et les relations entre femmes et hommes, c’est faire de nous des citoyenNEs même dans nos lits, dans nos maisons et dans nos relations intimes et amoureuses

Dans les milieux professionnels, il n’est plus rare de voir des femmes qui décident, gèrent ou orientent organisations et institutions. Mais peuvent-elles gérer dans un prisme qui contrecarre les rapports de pouvoir normés, avec une plus grande solidarité ou une bienveillance? Peuvent-elles vraiment toutes aspirer à occuper ces postes sans qu’il n’y ait un backlash? Pensons aux femmes racisées dans les positions de pouvoir qui intériorisent la double charge mentale qui les accule. Même dans ces milieux, institutionnels ou communautaires, il est encore trop ordinaire d’avoir à se protéger parce que l’on est une femme.

C’est aussi dans les espaces les plus intimes comme la maison ou les relations de couple, que les femmes et les filles doivent négocier avec une potentialité de la violence. Et qu’on se le dise : prendre un objet contondant pour tuer une femme ou une fillette n’est que la pointe de l’iceberg d’un continuum de violence, que nous subissons, que nous intériorisons et contre lequel nous créons des moyens de défense ou de résistance.

Dans les réunions formelles comme dans les moments les plus intimes, quand les corps s’adonnent à des plaisirs légitimes et consentis, la violence et l’abus continuent de planer ou de s’exercer.

Le privilège devient d’avoir été prévenue, alertée par des mères, des tantes et des femmes qui ont dit «non» à certaines violences, allant de l’abus physique à l’emprise mentale, et touchant notre dignité.

Malgré tout, dans les réunions formelles comme dans les moments les plus intimes, quand les corps s’adonnent à des plaisirs légitimes et consentis, la violence et l’abus continuent de planer ou de s’exercer. C’est là aussi, que nous devons être conscientes de la violence potentielle, de cette sinistre insensibilité qui pourrait surgir. Évidemment il n’est pas facile de détecter le point de bascule vers l’abus. J’entends déjà ces voix masculines et féminines dire «Où est passé le bon vieux temps des relations naturelles entre hommes et femmes?». Rééquilibrer les pouvoirs et les relations entre femmes et hommes, c’est faire de nous des citoyenNEs même dans nos lits, dans nos maisons et dans nos relations intimes et amoureuses. Des citoyennes qui peuvent consentir certes, mais qui peuvent surtout utiliser leur droit de retrait de la situation, de la relation ou de l’interaction professionnelle.

On n’y est pas. Pas encore. On titube vers cela, vers cette reprise du pouvoir des femmes, non pas sur les hommes, mais sur elles-mêmes.

Cette conviction que la masculinité abusive, dominatrice, prédatrice, exploitatrice est le problème, plus que les hommes eux-mêmes, se confirme dans chacune des relations professionnelles ou intimes que la vie donne à voir. Chez les hommes, blancs et racisés, dans ces masculinités qui se disent progressistes ou ouvertes autant que chez les hommes conscientisés, il subsiste une incompréhension de l’expérience et de la condition de femme.

Comment composer alors avec ces altérités et ces sensibilités? Les normes de genre se réajustent, en rattrapant les lacunes historiques, qui dans l’espace public, qui dans l’espace privé. Et le féminisme qui redonne la légitimité aux femmes vise surtout à trouver un équilibre. Car là où la violence est détectée, il y a une femme qui apprend ou sait lire cette norme abusive. Là où une femme survit aux coups, il y a des fillettes qui tenteront de dépasser cette socialisation abusive. Là où il y a du harcèlement au travail, il y a des professionnels plus éveillés aux problématiques d’abus de pouvoir.

C’est dans cette continuité, entre les relations professionnelles, qui placent le corps des femmes dans des espaces où leurs versions des faits ne peuvent plus être délégitimées, car elles sont compétentes, et les relations intimes, que toute la résistance reste à poursuivre, dans chacun de nos gestes, dans chacune de nos mots, dans chacune de nos défenses.

La violence des basses insultes peut blesser, mais elle renvoie au travail qui reste à faire pour que les hommes accueillent leurs émotions brimées plutôt que de céder à une violence physique ou verbale illégitime. De vos «salope» renaîtra notre force et de votre masculinité sensible surgira l’horizon équitable. En attendant, on négociera la violence potentielle au quotidien, sans accepter l’abus, car comme le disait si bien bell hooks : il ne peut y avoir d’amour dans l’abus.