Si l’on pouvait acheter des intentions de vote dans les primaires démocrates américaines, le prix d’un pourcent d’appui fluctuerait actuellement autour de 33 millions de dollars. Ce ne sont pas les indices boursiers de Wall Street qui l’indiquent, mais Michael Bloomberg, le richissime ex-maire de New York : ayant jusqu’ici dépensé 505 millions de dollars en publicités de campagne (plus que tout-e autre candidat-e dans l’histoire des primaires), celui-ci recueille actuellement une moyenne de 15% d’appuis à l’échelle nationale, selon l’agrégateur de sondage Real Clear Politics. Ceci en étant entré très tard dans la course, et sans avoir concouru dans aucun des scrutins tenus jusqu’ici.
Alors que la course à l’investiture démocrate bat son plein et fera étape en Caroline du Sud ce samedi, un autre milliardaire fait parler de lui : Tom Steyer, magnat de la finance californien, se voit pour l’heure conféré la troisième place dans le « Palmetto State », à 14% d’intentions de vote. De quoi rendre jaloux Mike Bloomberg : avec près de 19 millions dépensés en publicités dans l’État, Steyer s’en sort au tarif avantageux de 1,35 millions de dollars par point de pourcentage en Caroline.
Pour l’heure, malgré cette débauche de dollars, les deux milliardaires ont relativement peu pesé dans la campagne démocrate : Steyer n’a récolté que des scores négligeables dans les trois premiers scrutins, Bloomberg (du fait de sa candidature tardive) ne figurait même pas sur les bulletins de vote. Si l’on en croit les sondages, c’est toutefois en Caroline du Sud et au Super Tuesday qu’ils vont démontrer toute leur force de frappe.
Rien de nouveau sous le soleil?
Ceux que jamais rien n’étonne diront que l’influence des grosses fortunes aux États-Unis ne date pas d’hier. Les frères Koch, Sheldon Adelson, George Soros et autres Robert Mercer font depuis longtemps pleuvoir les dollars sur le système politique américain, au travers d’un système de financement bien huilé et somme toute bien documenté. Force est néanmoins de constater que la donne a foncièrement changé : plutôt que de s’acheter de l’influence auprès des élus, les milliardaires font désormais directement campagne.
Les républicains avaient déjà consacré le tournant en 2016 avec Donald Trump (dont 20% des fonds provenaient de sa fortune personnelle). Les démocrates ont maintenant franchis le pas eux aussi, avec Mike Bloomberg (auto-financé à 99,9%), Tom Steyer (à 98,5%) et dans une moindre mesure l’ex-candidat John Delaney (à 81%). Le seul précédent comparable, le candidat indépendant de 1992 Ross Perot, faisait jusqu’ici figure d’anecdote.
Bien évidemment, la politique américaine est loin de se résumer à des calculs d’actuaire. Si l’argent à lui seul achetait des élections, Jeb Bush aurait par exemple dû devenir le candidat républicain à l’élection de 2016. Un constat demeure néanmoins : du nombre record de trente figures démocrates ayant fait campagne dans cette présidentielle (parmi lesquel-le-s des élu-e-s du Congrès, des gouverneurs et des maires) la poignée d’actuels survivants comptent, par une curieuse coïncidence, deux milliardaires.
Un game changer ou pas?
A ce stade de la campagne démocrate, l’influence des deux nantis est avant tout indirecte – mais déjà considérable. En Caroline du Sud, l’offensive publicitaire de Tom Steyer a directement contribué à faire fondre, en tout juste un mois, de près de 10% l’avance du favori Joe Biden. Ceci alors même que la survie électorale de l’ancien vice-président (qui a largement sous-performé jusqu’ici) dépend en bonne partie du Palmetto State. Si la victoire devait lui y échapper, ce serait à bien des égards dû à la spectaculaire progression de Steyer auprès de l’électorat afro-américain, majoritaire dans cet État.
C’est toutefois au Super Tuesday du 3 mars que tout le poids des milliardaires va se faire sentir : Michael Bloomberg, qui n’a jusqu’ici été qu’un sujet de discussions, va y faire son entrée réelle dans la course. Et si les sondages disent vrai, son « carpet bombing » publicitaire pourrait avoir remarquablement compensé son absence des quatre dernières semaines, puisqu’il figure dans le trio de tête de 4 des 10 Etats sondés qui voteront ce jour-là. Cruel constat : en Virginie et en Caroline du Nord, Bloomberg écrase littéralement la sénatrice Elizabeth Warren, qui fait pourtant campagne à travers le pays depuis près d’un an déjà… L’argent n’achète pas directement des votes, mais peu s’en faut.
Les devises offrent bien d’autres avantages aux candidats fortunés. Plusieurs élu-e-s du Congrès, que Bloomberg a gratifié de généreuses contributions de campagne dans le passé, lui ont apporté son appui officiel dans les dernières semaines.
Alors que les autres campagnes ont dû s’échiner à tisser lentement des liens avec les leaders communautaires, Michael Bloomberg et Tom Steyer se sont fait remarquer en courtisant à coups de salaires mirobolants d’influentes figures locales pour faire campagne en leur faveur. Plusieurs équipes adverses confiaient également avoir des difficultés à recruter des responsables de terrain en certains endroits, la campagne de Bloomberg offrant, pour des postes similaires, des salaires près de deux fois supérieurs à la normale.
La ploutocratie 2.0
Plus encore que les moyens colossaux de Mike Bloomberg et Tom Steyer, ce sont les nouvelles méthodes employées par leurs campagnes qui soulèvent nombre de questions.
Tous deux à la tête d’importantes œuvres philanthropiques, Steyer et Bloomberg semblent mettre discrètement à profit ces réseaux pour gagner des appuis. En Caroline du Sud, Tom Steyer, s’est par exemple fait remarquer par plusieurs donations en faveur d’organismes communautaires locaux. A plus grande échelle, Bloomberg Philanthropies a offert dans les dernières années d’importants financements et bourses à différentes villes américaines… dont plusieurs maires ont dernièrement apporté leur soutien au candidat new yorkais.
Plus troublant encore est le recours massif au numérique. On apprenait récemment que Michael Bloomberg mobilise par exemple une petite armée de mercenaires sur les réseaux sociaux : sa campagne propose aux influenceurs une somme de 150$ pour chaque publication élogieuse, et recrute pour 2500$ par mois des « digital organizers » chargés de promouvoir Bloomberg auprès de leurs contacts et amis. A cela s’ajoute les activités de la firme d’analyses de données Hawkfish, fondée en 2019 par Michael Bloomberg et désormais employée par sa campagne.
La fin justifie les moyens
La « question à 100 piasses » : faut-il un autre milliardaire pour reprendre la Maison-Blanche à un milliardaire? Certains le pensent. La fin justifie les moyens, et un brin de ploutocratie maintenant vaut mieux qu’une lente dérive vers l’autocratie, lit-on en filigrane. Si les chances de Steyer apparaissent infimes et celles de Bloomberg modestes, c’est en définitive aux électeurs-trices démocrates qu’il appartiendra de trancher.
En ce qui le concerne, Michael Bloomberg a un contre-argument imparable sur la question : lui, au moins, ne peut pas être « acheté ». Son (colossal) auto-financement, clame-t-il, l’affranchit de l’influence opaque des lobbys et des gros donateurs. Le propos sonne familier? C’est peut-être parce qu’un autre milliardaire new yorkais, ayant lui aussi vogué d’un parti à l’autre, l’avait déjà invoqué au moment de briguer la présidence, en 2016…