Extrait du récit Detained at Gidimt’en: Inside the media confinement zone de Jerome Turner.
Le retour
Je suis retourné au yintah (territoire) Wet’suwet’en le mercredi 5 février en soirée. Dans les semaines suivant l’injonction accordée à Coastal GasLink permettant à ses employés d’entrer sur le territoire, et ce contre la volonté des chefs héréditaires Wet’suwet’en. J’ai effectué plusieurs reportages dans la région, dont au camp Unist’ot’en. Je m’engageais maintenant dans une course contre la montre pour réussir à traverser les barrières policières avant le début de la descente de la GRC.
Sur la route entre Smithers et Houston, Colombie-Britannique, la ville la plus proche des
affrontements liés au gazoduc, j’ai fait deux arrêts dans le village de Telkwa pour me renseigner
sur les activités de la GRC.
Selon la population locale, plusieurs agents de la force publique se tenaient sur un terrain vacant du village pendant la période de médiation menée par l’ancien député du NPD Nathan Cullen.
Annoncée par le premier ministre de la Colombie-Britannique comme étant une semaine
complète d’apaisement du conflit, la période de médiation a été interrompue après seulement
cinq jours. Les pourparlers avec les chefs héréditaires Wet’suwet’en n’ont duré que deux jours. Les dirigeants de Coastal GasLink ont décidé que ces quelques jours étaient suffisants pour déterminer qu’aucun progrès ne serait accompli par le moyen de la médiation.
Alors que je regardais le terrain vacant où la GRC avait été fortement présente pendant au moins une semaine, je pensais à la compagnie du gazoduc, qui s’était retirée des séances de médiation.
Où étaient-ils passés?
La GRC avait convenu de ne pas appliquer l’injonction pendant une semaine. Cependant,
puisque la médiation était terminée, on ignorait s’ils allaient respecter cet engagement.
À Houston, il y avait une forte présence policière à la salle communautaire. En cours de route,
j’avais tenu fermement le volant, nerveux à l’idée de possiblement être en retard sur les
avancements de la GRC. Mais je les avais rattrapés ici à Houston.
Il ne me restait qu’à traverser le poste de contrôle policier.
Entrée refusée
À partir de Houston, je me suis dirigé directement vers le poste de contrôle de la GRC au
kilomètre 27 de la Morice Forest Service Road.
Je vivais chaque trajet à travers les barrières policières comme une aventure puisque les critères
d’admission changeaient constamment.
L’agent qui m’avait accueilli est revenu seulement une ou deux minutes après être parti avec
mon permis de conduire. Il m’a dit que je n’étais pas autorisé d’entrer puisque mon accréditation média n’était pas valide.
J’ai demandé des précisions sur ce qu’ils considéraient comme étant une accréditation valide
puisqu’on m’avait déjà autorisé à entrer trois fois avec la même documentation. Chaque fois,
j’avais respecté les exigences du corps de police et sur mon téléphone, je leur avais montré une
lettre d’affectation de la part de Ricochet Média ainsi qu’une copie du communiqué de presse
de la GRC concernant l’entrée dans la zone d’injonction.
L’agent m’a répondu que « malheureusement, les règles ont changé », et il a refusé de me laisser entrer.
Cela m’a alerté. J’ai compris que la GRC se préparait à passer à l’attaque sous peu.
J’ai fait demi-tour et j’ai conduit les 27 kilomètres pour retourner en ville en songeant à un
endroit qui offrait des services d’impression.
Détermination et soutien
Lors de ma deuxième tentative ratée, l’un des agents m’a demandé si je souhaitais attendre
l’arrivée d’un superviseur pour que celui-ci m’explique en détail les raisons pour lesquelles on
me refusait l’accès en tant que média.
J’ai exprimé mon accord en me disant que cela ne me mènerait nulle part. J’ai à nouveau
énuméré tous les médias pour lesquels j’ai travaillé et dans lesquels j’ai été publié, soit CBC
Daybreak North, The Interior News, The Tyee, The Vancouver Sun, Northshore News, et plus encore.
Cette fois, les agents ont accepté mon accréditation média et m’ont dit que je pouvais poursuivre mon chemin. Je les ai remerciés et je me suis mis en route.
À ce moment-là, il était un peu après 21 h, soit environ trois heures après ma première tentative de traverser le poste de contrôle.
Un endroit très calme
La route était déneigée jusqu’au kilomètre 39, l’un des quatre sites Wet’suwet’en le long de ce
chemin, donc c’est là que je me suis arrêté.
L’unique personne qui surveillait les lieux m’a accueilli, m’a offert du ragoût d’orignal et m’a
informé que tous les autres dormaient.
Je me souviens du silence absolu qui régnait à ce moment-là.
Après avoir mangé, j’ai enfilé des vêtements plus chauds et j’ai entamé la randonnée de cinq
kilomètres qui m’attendait pour atteindre le poste de contrôle des Gidimt’en.
La marche était nécessaire autant qu’elle était magnifique. Je n’avais pas besoin d’allumer ma
lampe frontale puisque la lune éclairait suffisamment mon chemin.
Je ne me souviens pas d’avoir pensé à quelque chose en particulier pendant ma randonnée sur ce sentier enneigé.
Je me souviens toutefois des troncs d’arbres qui jonchaient le sol et bloquaient le chemin. J’ai dû les éviter en les enjambant ou en rampant en dessous, comme lors de mes visites précédentes.
Mon petit moment de méditation n’a été interrompu que par un faible son ressemblant à une
expiration, qui provenait des arbres situés tout près à ma droite.
Je me suis arrêté d’un coup et mon cœur s’est mis à battre plus fort pendant un instant, alors que je scrutais les arbres pour obtenir une confirmation visuelle de ce que j’avais cru entendre.
Peut-être était-ce la neige qui était tombée d’un arbre? Ou le bâillement d’un grizzly? Un
Sasquatch?
Peu importe ce que c’était, cette interruption m’a ramené à la réalité. Je me suis remis à penser à ce qui m’attendait.
Quand est-ce que la descente policière aurait lieu?
Je n’ai pas eu à attendre longtemps pour obtenir la réponse.
4 h 44 au kilomètre 44 : important déploiement policier
Le 6 février, au poste de contrôle des Gidimt’en, les grésillements d’une radio dans la cabane où je dormais m’ont réveillé. Celle-ci avait été construite par Molly Wickham du clan Gidimt’en et Cody Merriman de la nation Haida, ainsi que par quelques autres personnes qui se sont données corps et âme pour construire cette maison.
Wickham et Merriman n’y vivent pas en ce moment puisqu’ils attendent leur deuxième enfant.
Les chefs héréditaires leur ont interdit l’accès au territoire jusqu’à la fin du siège de la GRC, ou
bien jusqu’à la naissance de l’enfant. Aucun enfant n’est autorisé sur le territoire jusqu’à ce que la situation soit réglée.
Les premiers rapports ont signalé que des véhicules de la GRC quittaient Houston. J’envisageais
le danger d’être possiblement retiré de force par la police.
Grâce à des témoignages directs, j’ai su plus tard que la police est arrivée soudainement et s’est
introduite sur le site du kilomètre 39 sans avertissement.
Une défenseur du territoire se trouvait sur le bord de la route dans une voiture verrouillée,
équipée d’une radio, et elle transmettait ce qu’elle voyait.
Ce qui se disait à la radio n’était pas nécessairement facile à entendre.
« Ils sont en train de couvrir la fenêtre de ruban. Je ne sais pas si c’est pour m’empêcher de voir ou si c’est pour la briser. »
« Ils sont en train de casser la fenêtre! »
Puis, le silence.
Je ne peux pas expliquer en détail ce qui s’est passé au kilomètre 39, car je n’étais pas là, mais
six défenseurs du territoire et deux journalistes ont rapidement été arrêtés.
Quelle partie de l’injonction n’ont-ils pas respectée? Et pourquoi certains membres des médias ont-ils été détenus?
Nous ne connaîtrons probablement jamais les réponses à ces questions puisque toutes les
accusations ont été retirées. Les deux journalistes, Jesse Winter de Vice et un cinéaste américain, ont été déposés à Houston, alors qu’on leur avait promis qu’on les laisserait au kilomètre 27, où leur véhicule était stationné.
Ils n’ont donc pas été arrêtés, mais ils n’étaient pas libres pour autant.
Après la descente policière au kilomètre 39, la GRC a déneigé la route jusqu’au kilomètre 44 et
s’est arrêtée là pour la nuit, à l’exception de quelques agents.
La descente au 44 : de gros fusils, des hélicoptères et un chien
C’est très stressant d’être l’un des seuls journalistes à l’endroit où la police intervient.
Mais j’imagine que c’est encore pire d’être l’un des quatre défenseurs du territoire à faire face à
plus de 50 agents de la GRC.
Heureusement, les rédacteurs en chef de Ricochet Média exerçaient une pression sur le
gouvernement de la Colombie-Britannique et sur la GRC afin de permettre la liberté des médias
garantie par la charte.
Je remets tout de même en question les restrictions qui m’ont été imposées. Mais j’y reviendrai
plus tard.
Le premier son que j’ai entendu était celui de machinerie lourde qui s’approchait.
Les quatre défenseurs qui manifestaient pour la protection du territoire se sont déplacés vers
l’endroit où ils ont éventuellement été arrêtés pour avoir enfreint l’injonction. Eve Saint se
trouvait parmi eux. Son père, le chef héréditaire Woos, porte le nom traditionnel associé au
territoire du kilomètre 39 jusqu’au kilomètre 66 où se trouve le centre de guérison des
Unist’ot’en.
Deux d’entre eux se sont dirigés directement vers un autobus scolaire stationné près du pont de
Lamprey Creek. Les deux autres sont montés dans la tour d’observation située au-dessus de
l’autobus, construite quelques jours plus tôt avec du bois artisanal.
Les activités policières se sont ensuite poursuivies de façon incohérente.
Ils ont déneigé la route jusqu’à la barrière verrouillée et le pont de Lamprey Creek. Ils ont
dégagé un chemin pour se rendre jusqu’aux quatre défenseurs du territoire. Ensuite, deux
hélicoptères se sont approchés et ont débarqué des agents d’intervention et des agents réguliers de la GRC sur la route menant vers le centre de guérison des Unist’ot’en.
Ceci a créé une zone semi-confinée, avec la GRC qui bloquait les deux extrémités de la route et
les défenseurs du territoire dans l’autobus et dans la tour qui se situaient au milieu.
J’ai décidé de me diriger vers les hélicoptères qui atterrissaient pour essayer de voir ce qui se
passait. Lorsque je me suis rapproché, plusieurs agents se trouvaient déjà au sol.
J’observais un groupe d’agents de la GRC qui se dirigeait vers le centre de guérison des
Unist’ot’en, un peu à l’écart de la tour, quand soudainement, j’ai remarqué deux agents
d’intervention agenouillés de chaque côté de la route qui pointaient leurs carabines sur moi.
C’était ma première expérience de ce genre. J’espère ne jamais avoir à le revivre.