Lorsque le premier ministre de la Colombie-Britannique, John Horgan, a déclaré que « l’État de droit s’applique » en faisant allusion au conflit du gazoduc Coastal GasLink, il voulait dire par là qu’il respecterait l’injonction accordée par un tribunal provincial permettant à la compagnie d’entrer et d’opérer sur le territoire Wet’suwet’en.
Il a ainsi ignoré plusieurs éléments légaux, et même tout un régime juridique, qui supplantent possiblement les tribunaux de la Colombie-Britannique.
Ainsi, il a involontairement soulevé des questions plus vastes concernant les aspects juridiques du conflit.
Quelles lois s’appliquent? Et celles de qui?
Dans ce cas-ci, l’État de droit est bien plus complexe que le simple respect d’une injonction. Plusieurs éléments remettent en cause la validité juridique de l’injonction accordée à Coastal GasLink : un système de gouvernance autochtone préexistant, des décisions de la Cour suprême du Canada ainsi qu’une déclaration des Nations Unies.
La loi Wet’suwet’en
L’histoire remonte à plusieurs milliers d’années, car c’est la durée de la présence Wet’suwet’en sur leur territoire, qu’ils n’ont jamais cédé par traité.
La nation Wet’suwet’en est composée de cinq clans : Gilseyhu (Grosse Grenouille), Laksilyu (Petite Grenouille), Gidimt’en (Loup/Ours), Likhts’amisyu (Épilobe), et Tsayu (Castor). Ces clans sont ensuite divisés en treize groupes familiaux. Dans le système traditionnel Wet’suwet’en, les chefs héréditaires de chaque clan sont les détenteurs de l’autorité sur leur territoire, et chaque clan a les pleins pouvoirs sur le contrôle de l’accès à son territoire. L’intrusion représente l’une des erreurs les plus monumentales que quelqu’un puisse commettre. Traditionnellement, cet acte était passible de la peine de mort, à moins d’être corrigé immédiatement. De nos jours, les mesures correctives privilégiées sont l’expulsion ou l’exil. Une fête, connue sous le nom de bahlat en Wet’suwet’en, ou potlatch en français, se trouve au cœur de la gouvernance Wet’suwet’en.
Ce système de célébrations persiste malgré les tentatives du gouvernement canadien de l’éliminer : de 1884 à 1951, les cérémonies potlatch étaient proscrites par Ottawa. Le principe du bahlat est de prendre ou ratifier des décisions, de s’attaquer aux conflits et d’affirmer la loi Wet’suwet’en.
C’est également lors du bahlat que les gens reçoivent leurs noms traditionnels. Ceux-ci sont transférables d’un individu à l’autre suivant le décès du détenteur antérieur. L’honneur et la responsabilité accompagnent un nom traditionnel, mais on ne l’obtient pas du jour au lendemain.
La nation Wet’suwet’en est matrilinéaire, comme la plupart des peuples autochtones du nord-ouest de la Colombie-Britannique. Cela signifie que ceux nés de mère Wet’suwet’en appartiennent au clan maternel. Les personnes nées d’un père Wet’suwet’en peuvent être adoptées par l’un des quatre clans auxquels le père n’appartient pas. Lorsque l’enfant grandit, les autres observent son comportement, ce qui peut éventuellement mener à sa sélection pour porter un nom traditionnel. C’est ainsi que les chefs héréditaires accèdent à leur position d’autorité.
Le nouveau détenteur devient officiellement responsable des membres et du territoire appartenant au nom traditionnel une fois que celui-ci lui a été transmis. Les chansons, les récits et les noms proviennent tous des territoires, qui représentent la base de toutes les responsabilités traditionnelles des chefs héréditaires. Lors du bahlat, les mots comptent pour beaucoup : tout ce qui s’est dit devient la loi. Celui qui ne tient pas ses promesses ne pourra plus jamais être considéré comme digne de confiance.
En mars 2019, le premier ministre de la Colombie-Britannique, John Horgan, a assisté à un bahlat Wet’suwet’en organisé en son honneur dans le cadre d’efforts de réconciliation « centrés sur la reconnaissance et la mise en place du titre, des droits, des lois et de la gouvernance traditionnelle des Wet’suwet’en à la grandeur du territoire », selon les notes gouvernementales liées à l’événement, obtenues par voie d’une demande d’accès à l’information faite par un défenseur des Wet’suwet’en, qui les a ensuite fournies à Ricochet.
Voici l’un des points de discussion suggéré pour le premier ministre : « Pendant trop longtemps, les gouvernements ont ignoré les décisions juridiques et n’ont pas respecté le titre et les droits des Wet’suwet’en. »
Au procès d’un autre : Delgamuukw
En 1984, après des années de négociations infructueuses avec les gouvernements provincial et fédéral, les chefs héréditaires Wet’suwet’en et la nation voisine Gitksan ont intenté une poursuite pour titre foncier. Cette affaire s’est avérée l’un des jugements les plus importants du droit canadien.
Selon Gordon Christie, professeur en droit à l’Université de la Colombie-Britannique, cette affaire devrait faire partie de la conversation sur le gazoduc Coastal GasLink. « Il est important que les Canadiens se rendent compte que cette affaire judiciaire n’a pas été introduite par les conseils de bande », mais plutôt par les groupes familiaux des Wet’suwet’en et des Gitksan.
Les Wet’suwet’en et les Gitksan ont passé plus de 300 jours à présenter des preuves en cour, transmettant des histoires orales relatives à leur territoire et leur lien avec ce dernier, parfois dans leurs propres langues, parfois en chants cérémoniels. Christie mentionne que « ce processus a impliqué l’ensemble de la communauté. Tout le monde en faisait partie. Autant les aînés que les chefs héréditaires ont pris la parole au procès. »
Mais « en fin de compte, c’était une victoire et une défaite en même temps. »
La décision prise par la Cour suprême du Canada en 1997, dans le cas de Delgamuukw c. Colombie-Britannique, a confirmé l’histoire orale comme étant une preuve valide. De plus, la cour a reconnu la gouvernance héréditaire Wet’suwet’en et le fait que « les droits territoriaux des Premières Nations précèdent ceux de la Couronne, ce qui semble assez évident, et que ces droits existent aujourd’hui ; que selon le droit canadien, ils possèdent encore ces droits territoriaux », dit Christie.
« Cependant, le tribunal a malheureusement décidé que certaines questions techniques ont mal tourné lors des étapes initiales de ce cas. »
La cour a reconnu que les Wet’suwet’en et les Gitksan disposent d’un titre, mais a conclu qu’en raison d’erreurs techniques, ils devaient retourner en cour pour déterminer où ce titre s’applique.
Selon Christie, « les Gitksan et les Wet’suwet’en n’avaient pas les moyens de recommencer. Ils n’en pouvaient plus, car la première fois les avait épuisés. Voilà où nous en sommes depuis 1997. C’est évident que les Gitksan et les Wet’suwet’en disposent d’un titre, mais les tribunaux canadiens n’ont pas clairement énoncé à quoi celui-ci ressemble sur le terrain, où il se trouve et ainsi de suite. »
Delgamuukw a indiqué clairement que ce sont les chefs héréditaires des Wet’suwet’en qui sont les détenteurs du titre, et non pas les conseils de bande, qui eux, contrôlent les petites parcelles de terre attribuées aux réserves.
La pression exercée pour faire passer le gazoduc Coastal GasLink par le territoire non cédé des Wet’suwet’en « transgresse essentiellement toutes les conditions de l’affaire judiciaire Delgamuukw », a déclaré à Ricochet le chef héréditaire du clan Lihkt’samisyu des Wet’suwet’en, Dsta’Hyl. « Je crois que c’est un véritable génocide en soi. »
Les consultations, affaires courantes
Après Delgamuukw, les gouvernements canadien et britanno-colombien ont poursuivi comme si de rien n’était.
Christie dit qu’il « était évident que la Colombie-Britannique ignorait le titre aborigène. Pendant ces années, la position de la province sur cette question était essentiellement : ‘Nous n’avons pas à nous en préoccuper. Tant que la question n’a pas été établie sur le terrain, nous pouvons simplement l’ignorer.’ Ils se sont donc permis de distribuer des permis d’aménagement forestier, des demandes ou des titres miniers.
Une autre nation britanno-colombienne s’est donc présentée devant les tribunaux. Dans le cas de la nation Haida c. Colombie-Britannique, la Cour suprême du Canada a reconnu que le titre et les droits des Premières Nations existent, malgré le fait qu’ils n’aient pas établi ce titre et ces droits devant un tribunal canadien.
Selon Christie, « la Cour a déclaré que même dans un tel cas, une consultation est nécessaire. Éventuellement, ces droits seront établis et il faut alors s’assurer d’y avoir prêté attention. »
« C’est pour cela que depuis lors, les consultations ont pris autant d’importance. »
Cependant, nous pouvons constater dans les actions des gouvernements fédéral et provincial que concrètement, les consultations ne signifient pas grand-chose. Ceux-ci maintiennent que les nations autochtones n’ont pas nécessairement le droit de refuser des projets.
Dans le cas où la revendication du titre ancestral d’une Première Nation serait solide et que la Couronne voudrait agir en ayant une influence considérable, « les consultations devraient alors être profondes, sincères, des mots un peu vagues, mais bref, ils ont besoin de quelque chose de sérieux en ce qui concerne les consultations. »
En revanche, « la Couronne n’a qu’à envoyer une lettre, tout simplement. ‘Nous nous apprêtons à prendre des mesures, et le tour est joué’. »
« Lors d’une consultation, ils n’ont pas de pouvoir décisionnel », mentionne Christie en faisant référence aux Premières Nations. « Le mieux qu’ils puissent espérer, c’est d’avoir une certaine influence sur la décision de la Couronne. »
« Pour les deux ordres de gouvernement, il s’agit de la routine des affaires. »