Dans ce branle-bas, il y aurait même des millions d’adeptes d’un mouvement militant pour l’extinction volontaire de l’humanité (VHEMT). Malgré tout, ma blonde et moi, on vient de faire un enfant. On ne nage pas dans le déni, on sait qu’il y a des luttes à mener, mais dans trente ans, ce n’est pas avec mes hernies rafistolées et nos vieilles idées sorties du XXe siècle que nous aiderons à grand-chose. On aura besoin de lui. De sa fougue et de celle de toutes ces générations qui s’apprêtent à affronter le calvaire qu’on leur a légué. Cependant, ce n’est pas son tour, pas encore du moins, et d’ici là, c’est à nous de manger les croûtes du pain que nous avons sur la planche.

Pour arriver à quelque chose, nous disait Maslow, il nous faut d’abord dormir. Suffisamment, en tout cas. Or, avec ce petit bout d’homme, combler ce besoin élémentaire n’est pas tous les jours facile. Depuis sa naissance, notre garçon réclame la chaleur de notre peau, sans quoi il est incapable de fermer l’œil. Allez donc changer le monde ou, plus frivole encore, vous faire un café, un bébé dans les bras!

Quelques amis, mis au courant des besoins de notre garçon, nous ont recommandé une chaise qui avait fait des miracles pour eux. Par cette admirable générosité qu’ont les parents de garder ce qui mérite d’être passé aux suivants, ils nous l’ont prêté volontiers, aussi convaincus que Danton de la révolution à venir. Une petite chaise toute simple, dont le support métallique devait permettre, sans trop d’efforts, de faire rebondir légèrement fiston et de l’envoyer en un tourne mains dans les limbes du sommeil.

Est-ce que la chaise manquait de peau, de notre odeur ou est-ce simplement que nous manquions de rythme? À chaque tentative, fiston, aussitôt enveloppé dans la toile de la chaise, regardait un point fixe au plafond, plissait le front et tremblotait du menton, avant de s’égosiller à tout rompre, la luette dressée au fond de sa bouche, évoquant une caricature aussi sympathique que désarmante. La chaise, apparemment inutile, a repris le chemin de la maison de nos amis.

Peu de temps après ce premier revers, d’autres amis ont cru tenir la solution. La chaise qui avait assoupi leurs deux enfants sommeillait depuis belle lurette dans les tréfonds de leur sous-sol et, certainement, elle était ce qu’il nous fallait. Quasi identique à la précédente, elle avait ce petit plus qui devait faire toute la différence : alimentée par une batterie, elle vibrait. C’était l’équivalent de ce bon vieux truc, dont le succès étonne chaque fois, qui consiste à endormir un nouveau-né en le couchant sur une sécheuse en fonction.

Il faut le reconnaître, nous étions enthousiastes. Cette nouvelle chaise incarnait un petit progrès et, avec lui, de nouveaux espoirs. Il nous fallait une grosse pile, de celle que je n’avais pas utilisée depuis ma tendre enfance, à cette époque où je les consommais avec démesure, dans mes voitures téléguidées et ma mini guitare électrique. C’est d’ailleurs avec le même plaisir puéril que j’ai glissé la batterie dans son socle, me disant que peut-être, enfin, notre garçon accepterait de se séparer de nous, dorloté par ce vibrateur intégré.

Mais non. Les jours passaient et j’en oubliais la sensation de prendre ma blonde dans mes bras. De sentir son corps lové contre le mien. Entre nous, il y avait toujours ce cher garçon, adorable et aimé, devenu extension de nous-mêmes. Sauf que la technologie n’avait pas dit son dernier mot, et d’autres amis, instruits de notre situation — nous en avions littéralement plein les bras! —, nous ont offert la chaise qui avait changé leur vie.

La Cadillac, toi chose. Ce n’était guère plus une chaise, plutôt un manège, alliant savamment divertissement, mouvement et confort. La chaise offrait un balancement gauche-droite ou avant-arrière, selon la préférence de fiston, auquel s’ajoutait le carrousel d’un joli mobile, le tout agrémenté de musiques d’ambiance choisies, allant du chant d’oiseaux aux refrains connus de Frère Jacques.

Cette fois, le mobile, adoubé au balancier à l’intensité variable, a capté son attention. Au bout d’un moment, le regard devenu vitreux, les pupilles en errance, notre fils n’eut plus que le blanc des yeux. Il n’a plus résisté, laissant ses paupières se refermer… il dormait! On s’est tapé dans la main — pas trop fort, au cas —, avant de célébrer le moment en se prenant dans nos bras. Notre soulagement n’a toutefois duré que quelques belles minutes. La magie de la chaise ayant tari ses effets somnifères, tout était à recommencer.

Le temps

Il nous aurait été facile d’entretenir l’espoir en se procurant une autre chaise, ou je ne sais quel autre bidule toujours plus sophistiqué éconduisant l’éveil acharné des poupons, mais on le sait aujourd’hui, ce qu’il nous fallait, ce n’était pas une nouvelle chaise. Pour que notre fils trouve le chemin du sommeil loin de nos bras, il lui fallait d’abord du temps. Vieillir un peu, sortir de ce qu’on appelle le quatrième trimestre, où le nouveau-né recherche ce qui lui rappelle l’espace utérin. Et notre mission était de lui tendre nos bras, ce refuge qui a permis à l’humanité, si vulnérable à sa naissance, de survivre. Enfin, à son rythme, nous pourrions l’inviter à l’idée qu’il était possible de trouver les bras de Morphée sans nous.

On cultive depuis quelques siècles cette idée que le progrès nous prépare toujours de nouvelles surprises, prenant plaisir à imaginer un avenir métamorphosé par la technologie. L’idée du progrès est si prégnante qu’elle en est venue à dominer des processus évolutifs qui ont pris des millénaires à se peaufiner.

En peu de temps, les chaises sons et lumières sont devenues une promesse de réconfort plus grande que les bras des parents.

Le progrès a fait beaucoup pour nous. En nous donnant à penser que nous appartenions à un monde autotélique, où le meilleur est toujours à venir, il a cultivé notre espoir. Il nous a aussi donné du cœur à l’ouvrage, nous menant sur la lune, dans le mystère des trous noirs, au voyage des galaxies et au jeu des atomes. En contrepartie, justifié par un mode de croissance éternelle, il nous a fait harnacher des rivières, raser des forêts, irradier des villes entières et aujourd’hui, nous faisons face à l’effritement de la biodiversité, à la montée des eaux et au réchauffement de la planète. L’avenir souffle de bien opaques nuages.

Les outils créés par notre intelligence, ceux que l’on s’apprête à se donner, les drones butineurs de pollen, les nouvelles façons de recycler le plastique, les voitures électriques et ces autres inventions que nous n’avons pas encore imaginées nous donneront un coup de main dans notre lutte, certes. Mais cette croyance inébranlable en notre supériorité est pernicieuse : nous ne réparerons pas les erreurs de notre arrogance par plus d’arrogance encore.

Nous aurions pu jouer éternellement à la chaise musicale avec notre fils. Tenter d’amadouer son sommeil à force de machineries. Pourtant, il ne nous suffisait que de l’écouter. Entendre ses besoins ancestraux de nouveau-nés, ses réflexes hérités des balbutiements de l’homo sapiens. Oui, nous venons de loin, et les solutions à nos problèmes ne se trouvent pas toutes dans l’avenir.

Peut-être devrons-nous accepter de nous plier aux systèmes complexes qui régissent la vie sur Terre, plutôt que d’y opposer des réponses nées de la dernière technologie.

Les arbres, les oiseaux, les insectes, les mammifères, l’eau et cette terre qui nous supporte sont en crise, et la paix de notre avenir dépendra de notre capacité à remettre en question notre toute-puissance. Au risque d’en être tôt ou tard privés, il faudra renoncer à certains privilèges, modifier notre façon de nous déplacer, de consommer et de nous alimenter. Nous sommes le cœur du problème, mais — faut-il s’en réjouir? — nous sommes aussi la solution.

La Terre a été bonne pour nous. Il est temps de lui rendre sa générosité. Avons-nous suffisamment cultivé le respect du vivant pour préserver le seul habitat qui puisse nous accueillir? L’avenir ne nous appartient pas, après tout, et je m’en voudrais de ne pas léguer à mon fils des nuits tranquilles, quand je n’aurai plus assez long de bras pour soutenir son corps.