Une année complète s’est donc écoulée depuis le début du Petrochallenge, ce soulèvement populaire survenu suite aux révélations que 3,4 milliards provenant du Fonds Petrocaribe s’étaient volatilisés.

Le sang et les larmes du peuple haïtien aussi.

Une révolte 2.0

Je me suis rendu dans l’île au printemps dernier.

La scène captée devant l’édifice de la Cour de comptes le 26 avril résonnait de symbolisme alors que policiers armés de pied en cap et agents de sécurité protégeaient la fuite de politiciens, d’administrateurs autres notables face à l’arrivée de dizaines de manifestants qui entonnaient en chœur des chants protestataires.

En ce vendredi, sous un soleil d’un plomb aussi lourd que celui de la chape qui étouffe l’île depuis trop longtemps, les citoyens, hommes et femmes, artistes et sans-dents, venaient une fois de plus réclamer justice et imputabilité depuis qu’ils ont appris, l’an dernier, que les 4,3 milliards de dollars du fonds PetroCaribe s’étaient volatilisés.

Quelques minutes après le début de la manifestation, la fumée noire des feux de pneus allumés pour détourner la circulation nous remplissait les poumons d’effluves de caoutchouc brûlé et de résidus d’essence. Rapidement, trois ou quatre minibus affichant le logo de la police nationale franchissaient les barricades de flammes et débarquaient une autre vingtaine de policiers, ceux-là équipés pour le «contrôle de foule», expression novlinguistique pour désigner la répression de la dissidence.

Une dissidence qui, une fois de plus dans ce pays, se trouve de manière sans équivoque du bon côté de l’Histoire.

Cette scène, elle s’est répétée maintes fois depuis.

On aurait pu croire, à force de décennies d’escroqueries et de coups d’État, fomentés depuis l’étranger et entretenus par les larbins locaux, que ce peuple martyr de l’Histoire serait trop paralysé par sa propre misère pour une fois de plus défier ses dirigeants. Mais c’était sans compter sur l’éveil de la jeunesse et la capacité de mobilisation des réseaux sociaux qui, ayant permis l’organisation du mouvement de protestation contre cette nouvelle affaire de corruption — probablement le scandale du siècle dans la Perle des Antilles — ont prouvé leur relative utilité pour générer un contrepoids politique et social face au pouvoir et à ses agents.

«C’est comme si on fait un prêt pour nous et là on est obligés de payer pendant qu’il n’y a rien qui s’est fait». Avec cette petite phrase, le cinéaste haïtien Gilbert Mirambeau, à l’origine du hashtag #KotKobPetrocaribeA («Où est l’argent de Petrocaribe, NDLR) venait de résumer grossièrement, mais efficacement la délicate «affaire PetroCaribe».

C’est Gilbert qui est à l’origine du hashtag, sans s’imaginer qu’il deviendrait si viral. «C’est [du ras-le-bol généralisé dans le pays] que j’ai — si on retourne à la genèse du mouvement — pris cette photo où j’avais les yeux bandés. Je me suis levé un bon matin et je me suis dit que c’était mon ras-le-bol à moi aussi et puis je me demandais — où est l’argent de Petrocaribe? En créole, kot kob petrocaribe a».

La photo et son message se sont répandus comme une traînée de poudre à travers les méandres du web, interpelant du même coup tant les présidents ancien et actuel Michel Martelly et Jovenel Moïse que la Cour des comptes, jusqu’à en appeler à la communauté internationale pour qu’elle exerce la pression nécessaire afin de faire plier le gouvernement, sans trop de succès.

Question de culture

Les yeux bandés se voulaient, selon l’intention de Gilbert, un clin d’œil à Thémis, la déesse grecque de la justice.

Mais pour lui, le problème est aussi culturel et il travaille ardemment à changer la donne. Le fait de partager son temps entre Port-au-Prince et Montréal, exemple on ne peut plus éloquent de corruption institutionnelle, ne nuit certainement pas à sa capacité de transmettre cette volonté d’inculquer cette nécessité de rendre les décideurs imputables de leurs actes.

«On a pas ici cette culture de demander des comptes aux autorités. [Pour moi], y’a une route qui est faite devant chez soi, le trottoir est mal fait, on demande des comptes à la ville, tout simplement. Qu’est-ce qui s’est passé, où sont les reçus, etc. Moi, je m’implique, parce que c’est ma responsabilité en tant que citoyen».

Et aujourd’hui?

La publication du rapport de la Cour des comptes le 31 mai dernier fait état de nombreuses irrégularités et pointe du doigt tant le président Jovenel Moïse que son prédécesseur, Michel Martelly.

En date de la parution de cet article, 25 % du rapport d’analyse de la Cour des comptes visant les projets financés par le fonds Petrocaribe reste à être publié. D’ailleurs, l’organisme citoyen haïtien Nous Pap Domi a commencé à faire circuler le 24 août dernier une lettre ouverte revendiquant non seulement la publication du reste du rapport, mais aussi le transfert de dossiers au parquet judiciaire (l’équivalent de la Direction des poursuites criminelles et pénales) et au Parlement haïtien.

La grogne du peuple se poursuit sans relâche, le pays est paralysé, le pouvoir local poursuit l’œuvre du Diable et les maîtres occidentaux se bouchent les oreilles, trop occupés à saper la démocratie sous d’autres cieux.

Encore aujourd’hui, la police haïtienne, par ailleurs formée par les Nations-Unies, écrase les soulèvements qui se poursuivent un peu partout dans le pays, surtout dans la région de Port-au-Prince. À Pétionville le 12 octobre dernier, Le Projet d’information Canada-Haïti rapportait que les forces de sécurité ouvraient le feu sur une foule de manifestants. Même scénario à Saint-Marc, au nord-ouest de la capitale et à Kenscoff, à une dizaine de kilomètres au sud. Les écoles sont fermées depuis septembre.

À Montréal, un comité de solidarité Québec-Haïti a occupé le bureau de circonscription du premier ministre Justin Trudeau le 30 septembre dernier pour revendiquer une intervention, du moins une condamnation, concernant les meurtres de dissidents par le gouvernement de Jovenel Moïse. Depuis la réélection du gouvernement (minoritaire) libéral, d’autres actions se sont produites tant à Montréal qu’à Port-au-Prince.

Rappelons que le Canada a activement participé au renversement du président Jean-Bertrand Aristide il y a maintenant quinze ans. (Voir autre texte)

La question n’est donc plus de savoir qui sont les politiciens et hommes d’affaires corrompus, mais de savoir ce que feront le gouvernement et le parquet judiciaire de ce rapport, puisque la Cour des comptes n’a pas de pouvoir d’inculpation.

Qu’est-ce que le fonds Petrocaribe?

Pour résumer, ce fonds créé par l’ex-président vénézuélien Hugo Chavez permettait aux pays des Caraïbes d’acheter le pétrole du Venezuela à des conditions préférentielles : les états achètent le pétrole vénézuélien et ne déboursent qu’entre 5 % et 50 % de la valeur totale de la livraison au prix du marché, suivi d’une période de grâce pouvant aller jusqu’à deux ans, puis d’un remboursement de la balance s’étalant jusqu’à 25 ans.

Le gouvernement revend ensuite le pétrole aux compagnies pétrolières à pleine valeur, s’assurant de généreux revenus.

L’argent dégagé sur le coup est alors injecté dans des projets de construction et de développement.