Il devait se penser en terrain conquis, le pauvre Don Trump junior. Un événement de promotion de son nouveau livre, tenu début novembre, devait en effet rassembler des sympathisants de Turning Point USA (TPUSA), organisation étudiante conservatrice soutenant assidument son père. Quelle ne fut pas sa surprise lorsque, l’événement à peine commencé, s’éleva de l’audience une avalanche de huées ininterrompue. Quelques mots d’esprit à l’encontre des chahuteurs n’y changèrent rien. Programmée pour durer deux heures, la conférence s’acheva après 20 minutes, toujours sous les clameurs.
Si les personnalités pro-Trump ont désormais l’habitude de voir leurs événements susciter de farouches protestations, cette fois, les perturbateurs n’étaient pas de gauche. Bien au contraire. Ils portaient des casquettes MAGA et scandaient « America First! ». Un autre événement, accueillant l’influent représentant républicain du Texas Dan Crenshaw, devait subir un sort similaire la même fin de semaine.
Surgis de nulle part, ces actes de guérilla événementielle furent rapidement revendiqués : une mystérieuse communauté internet se faisant appeler la « Groyper army » annonça fièrement sur les réseaux sociaux que ses trolls étaient à l’origine de ces perturbations.
Mieux encore, les *Groypers (nom faisant référence à Pepe The Frog, cartoon mascotte de l’alt-right) firent savoir que la fête ne faisait que commencer : d’autres événements, accueillant notamment Charlie Kirk (fondateur de TPUSA) ou Ben Shapiro (chroniqueur- vedette conservateur), devaient eux aussi se préparer à quelques joyeusetés.
La #GroyperWar venait d’être déclarée.
L’ultra-droite qui n’était pas assez à droite
Soulevant son lot de perplexité, la mésaventure de Don Jr. fut bientôt décortiquée à travers différents articles de presse*. Au fil des enquêtes et entrevues, le commun des mortels découvrit le nœud de la discorde : une communauté internet d’ultra-ultra-droite reprochait désormais à l’ultra-droite… de n’être pas assez à droite.
Bien que trumpistes revendiqués, Charlie Kirk, Ben Shapiro et Dan Crenshaw se voient en somme accusés par les Groypers d’être trop « tendres », et de saboter insidieusement la révolution trumpienne de l’intérieur. Pas assez anti-immigration, trop pro-Israël, trop tolérants envers les LGBTQ… la liste des reproches adressés à ces social-traîtres de droite (affectueusement surnommés « Conservative Inc. » par les Groypers) a le mérite d’annoncer clairement la couleur.
Symboliquement menés par un jeune animateur radio nommé Nick Fuentes, les Groypers mélangent de manière déroutante trolling anti-institutions et conservatisme extrême. Leur seule loyauté va au grand mogol Donald Trump, leur plus grand désir est de voir le sacro-saint mur frontalier achevé demain.
Si c’est à peu près là que commence le « Groypisme » sur l’échelle de Richter idéologique, définir là où il s’arrête (s’il s’arrête quelque part) s’avère plus ardu : les groupes et plateformes où sévit le mouvement voient se déchainer en rafale les théories et publications antisémites, homophobes, suprématistes ou négationnistes. Pour la plupart adeptes de la théorie du « Grand Remplacement », les Groypers appellent essentiellement de leurs vœux des politiques visant à préserver « l’Amérique blanche chrétienne ». Voilà pour le programme…
Vendetta intestine trumpiste
En somme, si ce qu’on a appelé jusqu’ici l’Alt-right devait être comparé à Terminator, les Groypers feraient figure de T-1000: une nouvelle créature encore plus impitoyable et plus coriace, fermement décidée à éradiquer son prédécesseur. La cible déclarée des Groypers, en effet, ne sont ni les démocrates ni les républicains centristes, mais bien l’« alt-right molle ».
Une vendetta intestine entre trumpistes, donc, qui a donné lieu à des échanges passablement surréalistes ces dernières semaines. Dans un élan de poésie twitteresque, Sebastian Gorka, chroniqueur ultra-conservateur et ancien conseiller de Donald Trump, a qualifié Nick Fuentes de « holocaust denying scumbag ». Pendant ce temps, Michelle Malkin, chroniqueuse (tout aussi conservatrice) d’ascendance asiatique, minimisait la nature xénophobe des Groypers, les qualifiant avec admiration de « very intelligent and sharp nationalists ».
Depuis lors, la bataille ne fait que s’étendre : l’actrice et youtubeuse Mindy Robinson, l’animateur radio Matt Walsh, et même la chroniqueuse canadienne Faith Goldy ont désormais tous pris les armes, d’un côté ou d’un autre, dans la #GroyperWar. Au-delà des conflits d’ego, toutefois, que cache donc cette surprenante guerre des ultra-droites américaines? Trolling pur et dur, lutte de pouvoir ou rupture idéologique?
Alt-right contre Alt-lite?
Du surnom péjoratif « Conservative Inc. » émerge une première interprétation possible : farouchement anti-establishment, les Groypers reprocheraient à certains trumpistes de s’être laissés corrompre par l’exercice du pouvoir. Ramollis par le jeu institutionnel, rachetés par les milieux d’affaires, infectés par le consensus mou du Washington officiel, ils auraient trahi la flamme populiste du mouvement MAGA. De Dan Crenshaw à Jared Kushner, Conservative Inc. incarnerait ainsi une « alt-right de gouvernement » ayant bradé son caractère radical.
Une seconde interprétation reviendrait à voir la guerre des Groypers comme une lutte pour l’orientation idéologique du trumpisme. D’un côté, les néo-nationalistes (parfois désignés
« Alt-lite »), pour qui le mouvement MAGA doit chercher à réaffirmer radicalement la souveraineté de l’Amérique, mais se garder de discriminer les citoyens à l’intérieur de ses frontières. De l’autre côté, les suprématistes, pour qui le mouvement MAGA devrait avoir vocation à « rendre » l’Amérique aux blancs, chrétiens, hétérosexuels (critères cumulatifs s’entend). Les Groypers, pour l’essentiel, appartiendraient à la seconde catégorie, reprochant aux premiers d’être « trop inclusifs »…
Qu’à cela ne tienne, les Groypers, en bonne contre-culture internet qui se respecte, continuent de rejeter les étiquettes et trollent impitoyablement quiconque tente de les ranger dans une boîte. Ces derniers représentent pour l’heure un mouvement décentralisé dépourvu de structures formelles, dont les membres affichent [des positions parfois contradictoires (https://twitter.com/AmFirstHebrew). Identifier leur agenda et leurs convictions profondes (pour autant qu’ils en aient) demeure ainsi un exercice difficile.
Seule certitude à ce stade : les Groypers sont très, très, très remontés contre les « faux
trumpistes », et la liste de leurs ennemis semble s’allonger de jour en jour.
La #GroyperWar ne fait donc probablement que commencer.