Ce n’est pas le seul indice qui montre que Jim Breyer se moque bien de la crise climatique, quoi qu’en dise le site d’Énergie Saguenay, un méga projet de 14 milliards de dollars qu’il administre avec James F. Illich, un autre financier américain. Le magazine d’enquête The Intercept a révélé à la fin de l’été qu’il siège sur le conseil d’administration d’un grand fonds d’investissement impliqué dans la destruction en cours de la forêt amazonienne, responsable des incendies qui émettent des quantités phénoménales de gaz à effet de serre.

En 2015, Breyer et son entreprise ont donné 100 000 $ au Right to Rise PAC, le comité d’action politique créé pour soutenir Jeb Bush dans les primaires du Parti républicain. Au cours de cette campagne électorale, Jeb Bush, ex-gouverneur de la Floride, avait déclaré que les scientifiques ne s’entendaient pas pour attribuer le réchauffement climatique aux activités humaines : «Pour être honnête avec vous, quand des gens disent que la science est formelle à cet égard, c’est juste vraiment arrogant. C’est ce type d’arrogance intellectuelle qui vous empêche même d’avoir une discussion sur le sujet.» En 2018, Angela Chao a versé une contribution au sénateur Ted Cruz, selon qui il n’y a même pas de réchauffement.

Breyer et Chao ont fait des contributions de plusieurs milliers de dollars aux fonds électoraux de Mitch McConnell, sénateur du Kentucky et leader de la majorité républicaine au Sénat. Chao a aussi donné 50 000 $ au Parti républicain du Kentucky. McConnell soutient qu’il n’y a pas de consensus scientifique sur le réchauffement du climat. Quant au deuxième sénateur républicain du Kentucky, Rand Paul, il estime que le réchauffement ne mérite pas qu’on s’y attaque, car le taux de carbone dans l’atmosphère aurait déjà été plus élevé. En fait, il a atteint ce même taux il y a 3 à 5 millions d’années, avec le résultat que la mer s’était haussée à un niveau de 10 à 20 mètres supérieur à aujourd’hui. McConnell, Paul et Cruz font partie des 22 sénateurs qui ont envoyé une lettre au président Donald Trump, en 2017, pour qu’il retire les États-Unis de l’Accord de Paris.

La générosité du couple Breyer-Chao envers McConnell s’explique en partie par les liens familiaux : le sénateur est leur beau-frère. L’épouse de McConnell, Elaine Chao, est la sœur d’Angela Chao. Elaine Chao est aussi secrétaire aux Transports dans l’administration Trump. Ces liens familiaux sont d’ailleurs au cœur d’une enquête que vient de lancer la Chambre des représentants. Celle-ci, qui est dominée par les démocrates, soupçonne Elaine Chao d’avoir abusé de son poste de secrétaire aux Transports pour favoriser indûment Foremost Group, l’entreprise maritime dirigée par sa sœur Angela.

Le Foremost Group pourrait-il transporter le gaz liquéfié d’Énergie Saguenay? Pour l’instant, sa flotte est seulement composée de cargos transportant des produits solides. Mais rien ne l’empêcherait de commander des méthaniers. Ses bateaux sont construits par les chantiers maritimes China SWS, qui construisent actuellement le plus gros méthanier du monde.

Toujours est-il qu’avec Elaine Chao, Jim Breyer se trouve à avoir comme belle-sœur une autre climatosceptique notoire. Avant d’être secrétaire dans l’administration Bush, puis dans l’administration Trump, Elaine Chao était «fellow» à la Heritage Foundation, un puissant think tank conservateur qui combat les politiques visant à lutter contre le changement climatique. En 2009, Mme Chao a écrit un texte sur le blogue de la fondation pour ridiculiser la bourse du carbone1. (Petite planète : l’Institut économique de Montréal, d’où provient le député caquiste Youri Chassin, est un membre associé de la Heritage Foundation.)

Blackstone et l’Amazonie

La proximité de Jim Beyer avec le sénateur Mitch McConnell n’est pas passée inaperçue aux yeux de Steve Schwarzman, le PDG du Blackstone Group, un des plus gros fonds d’investissement au monde. En 2016, Schwarzman a nommé Beyer sur le conseil d’administration de Blackstone2, où siégeait déjà l’ancien premier ministre canadien Brian Mulroney.

Une enquête du magazine The Intercept, publiée en août dernier, révèle que deux entreprises contrôlées par Blackstone au Brésil «sont significativement responsables de la destruction en cours de la forêt amazonienne, un saccage à l’origine des feux dévastateurs qui secouent l’opinion mondiale.»

Ces deux entreprises, Hidrovias do Brasil et Patria Investimentos, ont accaparé et rasé des terres en Amazonie pour y cultiver du grain et du soya, puis ont participé à la construction d’une route en Amazonie jusqu’à leur terminal au port de Miritituba. Alors que le rythme de la déforestation générale s’est atténué de 2004 à 2013 en Amazonie, il s’est accéléré pendant la même période autour de cette route. En mars, Hidrovias a admis que des barricades érigées sur cette route ont ralenti ses affaires. Des autochtones se sont couchés sur la chaussée pour empêcher la destruction de leur territoire. La forêt amazonienne produit 20 % de l’oxygène sur la Terre, rappelle The Intercept. Sa destruction, notamment par le feu, l’empêche de tenir ce rôle et lorsqu’elle brûle, les incendies émettent de grandes quantités de GES.

Blackstone est non seulement un supporter de McConnell et de Donald Trump, mais aussi du président brésilien Jair Bolsonaro, dont les politiques accélèrent la déforestation de l’Amazonie. En mai, Bolsonaro était l’invité d’honneur à un gala à New York commandité par une autre entreprise contrôlée par Blackstone1.

Lobby et relations publiques

Jim Breyer est le fondateur et PDG de Breyer Capital, qui commandite le projet d’Énergie Saguenay. En janvier dernier, il s’est envolé avec son partenaire James F. Illich pour Davos, où ils ont rencontré le premier ministre François Legault et le ministre de l’Économie et de l’Innovation, Pierre Fitzgibbon, pour faire la promotion de leur projet de gazoduc et de terminal de GNL. Après la rencontre, M. Legault s’est empressé de qualifier le projet d’Énergie Saguenay de «prometteur».

Breyer Capital est une des 50 compagnies qui exploitent ou comptent exploiter des terminaux pouvant produire chaque jour plus de 500 millions de pieds cubes de gaz liquéfié (une des unités de mesure de l’industrie est le Billion Cubic Feet per Day, ou Bcfd). Ce club réunit des compagnies comme ExxonMobil, Kinder Morgan et BP plc. Parmi les institutions financières appuyant ces projets se trouvent plusieurs banques canadiennes comme la Banque Royale, la Banque TD, la Banque de Montréal et CIBC.

L’industrie du gaz naturel liquéfié mène depuis des années une intense campagne de relations publiques pour vanter les soi-disant bénéfices du recours au GNL pour le climat5. Énergie Saguenay affirme sur son site que la protection de l’environnement et du climat sont au cœur de ses priorités. Selon elle, «il est démontré que par la substitution partielle d’énergies polluantes comme le charbon et le pétrole par l’utilisation du gaz naturel, le projet Énergie Saguenay contribuerait à réduire de 28 millions le nombre de tonnes de gaz à effet de serre émis dans le monde chaque année».

Ces prétentions sont systématiquement reprises par les défenseurs du projet. Mais elles sont battues en brèche par les experts. S’il est réalisé, le projet GNL Québec/Énergie Saguenay — qui inclut un gazoduc de 782 km, une usine de liquéfaction du gaz et un terminal maritime au Saguenay — ajoutera des millions de tonnes de GES dans une atmosphère déjà saturée, ont souligné 150 scientifiques québécois en juin. Les dénonciations de cette filière se font entendre partout dans le monde.

La construction d’installations pour le traitement et le transport de GNL accroît l’offre déjà surabondante de gaz sur les marchés. Résultat : ses prix connaissent une baisse relative face aux énergies renouvelables. Loin de constituer une «énergie de transition», le gaz nuit à l’essor des énergies solaires, éoliennes et autres énergies propres. Dès 2011, Jeff Currie, chef mondial de la recherche sur les produits de base chez Goldman Sachs, déclarait que «la viabilité économique de plusieurs énergies renouvelables est en train de se déliter parce que nous avons trop de gaz dans le monde actuellement».

Le gazoduc, l’usine de liquéfaction, le terminal et l’usine de regazéifaction dans le pays d’importation sont conçus pour durer bien plus que 30 ans. Mais le monde n’a pas autant d’années pour se débarrasser des énergies fossiles s’il veut éviter que le réchauffement global dépasse le seuil fatidique de 1,5 Celcius.

Quand il dirigeait le Programme des Nations Unies pour l’environnement, Achim Steiner qualifiait le gaz d’énergie de «distraction» : «Si cela prend 20 à 30 ans pour effectuer la transition vers des énergies à faibles émissions de carbone et zéro émission, je pense que cela [le gaz] pourrait en fait devenir une distraction et, en ce sens, ralentir nos efforts.»

Mais manifestement, Benoît Charrette, le ministre de l’Environnement et de la lutte contre les changements climatiques, n’a pas entendu ces avertissements. Fin octobre, il déclarait que le futur Fonds de l’électrification et de changements climatiques pourrait subventionner des «énergies de transition» comme le gaz naturel.