«Où étiez-vous le 6 décembre 1989?» demandait Martine Delvaux ce matin sur Facebook. Moi, j’étais à la garderie, parmi d’autres petits bouts d’humanité en train de pousser. Parce que ma mère était en train de travailler. Non seulement travaillait-elle, mais elle évoluait dans un milieu très masculin : les technologies de l’information dans une grande entreprise de chemins de fer. Et c’est par la voie de son diplôme en mathématiques — un champ d’études presque exclusivement masculin à la fin des années 1970 — qu’elle s’est rendue là. Triple affront, donc, à ceux qui veulent confiner les femmes à la servitude et à la discrétion. Du haut de mes deux ans, je ne pouvais pas saisir qu’il y avait quelque chose qui se passait ce mercredi-là ni quelle était la signification de cet événement. Il a fallu plusieurs années pour que ma conscience rattrape le réel.

Le 6 décembre 1989, on a tué (symboliquement) ma mère trois fois : comme étudiante universitaire, comme femme qui n’est pas au foyer, comme pionnière dans un milieu masculin.

Mais de tout cela, je n’avais pas conscience encore. À la maison, ma mère a toujours été «le gros salaire». Les tâches ménagères n’avaient pas de teinte rose ou bleue, on ne m’a jamais dit que «les garçons font comme ceci et les filles comme cela, et toi comme garçon tu dois agir comme un garçon». C’était ma normalité. Mais elle était privilégiée et ce n’est que plus tard que je l’ai réalisé. À mes yeux, l’ambition et la détermination n’ont jamais été des qualités genrées. Ou si elles devaient absolument l’être, elles seraient féminines.

En grandissant, je me suis rendu compte que ce qui semblait une évidence dans mon noyau familial (ou était-ce un cocon?) ne l’était pas vraiment dans le reste du monde. J’ai appris que les garçons veulent, exigent et exécutent ceci, que les filles désirent, souhaitent et font cela. J’ai appris sans comprendre. En fait, j’ai compris cet arbitraire qui s’exprime à travers les attentes différenciées que l’on nous impose. Et j’ai compris qu’on pouvait nous reprocher de brouiller les catégories, rire de nous, voire nous faire mal pour éliminer cette détestable transgression. Je n’avais pas les mots pour exprimer ce qui me semblait être une absurdité. Paradoxalement, je n’ai pas non plus été imperméable à ce «on» qui s’imposait à moi, de sorte que j’en ai gardé quelque chose qui a teinté certains de mes gestes et de mes paroles à travers les années. Et que j’apprends chaque jour à détricoter.

À l’université, j’ai étudié sur ce même coin de montagne, j’ai fréquenté les mêmes couloirs, je me suis reposé sous les mêmes arbres que celles qui sont maintenant faisceaux de lumière dans le ciel. Mon domaine d’études, la philosophie, était certes moins «concret» que le génie que celles-ci étudiaient, mais il n’en était pas moins très masculin (je ne compte plus les propos à caractère misogyne que j’ai pu entendre durant ces années). J’ai eu la chance de côtoyer des femmes qui se démarquaient par leur intelligence et leur force de caractère (nécessaire pour survivre dans un tel milieu). Et je ne pouvais m’empêcher de penser qu’elles aussi devaient susciter l’ire de certains messieurs. De penser que si l’on refuse de voir la continuité entre la misogynie ordinaire et le féminicide (comme s’il existait une barrière étanche entre les problèmes de société et les gestes individuels), on n’a rien compris à ce 6 décembre que l’on souligne.

Maintenant, je suis devenu professeur. Et il ne se passe pas une session sans que l’idée d’une répétition de Polytechnique ne traverse mon esprit. J’ai enseigné et j’enseigne à des centaines de jeunes femmes qui n’ont pas grand-chose de différent de celles qui furent tuées.

Je reconnais leurs visages. Je reconnais chez certaines les qualités qui ont trop longtemps été reprochées aux femmes de convoiter ou d’incarner. Et je les admire, sans pouvoir ignorer qu’elles devront mener des combats à toutes les échelles pour exister comme elles l’entendent.

Chaque 6 décembre, je suis hanté par les cadavres allégoriques de toutes ces femmes qui m’entourent et m’ont entouré, qui m’ont donné une part d’elles et à qui j’ai essayé de rendre la pareille.

Ce ne sont pas que des femmes, filles, cousines, mères, sœurs, nièces et futures ingénieures qui ont été abattues le 6 décembre 1989. Ce sont les porteuses d’un monde toujours un peu meilleur qu’on a arrêtées dans leur envol.

En fait, c’est précisément parce qu’elles travaillaient, chacune à sa façon, à se construire un monde un peu plus à leur image qu’elles ont été tuées. Et la même chose continue de se produire chaque jour. Des milliers de Polytechnique depuis 1989 — l’humaine horreur ne s’est pas cristallisée en cette date-là — sont survenues. Des dizaines de milliers, chez nous aussi, dans notre coin d’Amérique, plus souvent que ce qu’on voudrait admettre. Le 6 décembre, on le voudrait derrière nous, mais il est encore à côté et devant nous et il le demeurera aussi longtemps que toutes et tous n’en auront pas fait une affaire personnelle.