Le viaduc de la honte
Pire, en reliant la riche et influente Pétionville aux quartiers et communes pauvres de Port-au-Prince, il évoque aujourd’hui le faux espoir et le mirage de la réconciliation des classes sociales alors que les inégalités socio-économiques grimpent en flèche.
La cérémonie fut d’ailleurs, selon ce qu’en rapportent les témoins oculaires cités dans de nombreux médias haïtiens, un brin surréaliste. «Ce viaduc prouve encore une fois qu’ensemble nous pouvons réaliser de grandes et belles choses! […] Plus qu’un rêve, plus qu’un projet, ce viaduc est aujourd’hui l’un des symboles de Port-au-Prince», scandait le président de l’époque Michel Martelly.
Et comme si la prémonition de l’élévation du viaduc en symbole (de corruption) n’était pas suffisante, Martelly avait profité de l’occasion pour présenter à la foule «l’homme [qu’il] a choisi pour [lui] succéder à la tête du parti» : Jovenel Moïse.
Un peu plus de quatre ans plus tard, la Cour des comptes rapportait que deux millions de dollars provenant du fonds Petrocaribe avait été versés au président Moïse et à sa compagnie Agritrans — une plantation de bananes — dans le cadre d’un stratagème de détournement de fonds.
Quant à Martelly, sa relation étroite avec l’homme d’affaires et sénateur dominicain Félix Bautista a largement profité aux entreprises de ce dernier, notamment Estrella, la firme d’ingénierie responsable de la construction du viaduc. L’entreprise a obtenu un contrat sans appel d’offres d’une valeur de 16,6 millions de dollars américains, suite à une sollicitation bidon du Ministère haïtien des Travaux publics. La totalité du financement du viaduc provient du fonds Petrocaribe.
De son côté, LGL SA, filiale haïtienne de SNC-Lavalin, se voyait octroyer un contrat de 2,7 millions de dollars US pour la supervision du chantier.
Profiter de la misère
Le projet de viaduc avait trainé en longueur pendant de nombreuses années avant de voir le jour, mais il demeure l’initiative de Bernard Chancy, président de LGL SA, autrefois connue sous le nom de SNC-Haïti. Suite à une première analyse de viabilité en 2005, les plans furent d’abord présentés au président de l’époque René Préval qui a refusé d’approuver le projet, le considérant comme une «escroquerie».
Mais le séisme de janvier 2010 et l’arrivée au pouvoir de Martelly en 2011 allaient changer la donne pour le bureau haïtien de la firme canadienne suite à l’afflux de milliards de dollars en dons pour la reconstruction du pays, qui s’ajoutaient au fonds Petrocaribe. Le président Martelly, un ancien membre des milices de Jean-Claude «Bébé Doc» Duvalier et dirigeant autoritaire, autorisait le début des travaux et une première résolution votée en décembre 2012 permettait le déblocage de huit millions de dollars, alors que les travaux n’ont commencé que cinq mois plus tard.
Comme si le déplacement des plaques tectoniques menait au replacement des appendices du pouvoir au sein de ses arcanes.
Avant le projet du viaduc de Delmas, LGL SA avait obtenu un autre contrat de supervision de travaux, cette fois du chantier de la route Baie de l’Acul-Milot, près de Cap-Haïtien dans le nord du pays, projet décrit dans le rapport de la Cour des comptes comme «n’[ayant] pas été géré selon les règles et normes approuvées ainsi que les principes de saine gestion».
Le rapport note de nombreuses irrégularités par rapport à ces deux contrats.
D’abord, LGL SA a reçu un total de plus de 3,1 millions de dollars US pour la supervision du chantier de la route Baie de l’Acul-Milot entre décembre 2011 et septembre 2014, pour un mandat de 37 mois qui devait prendre fin en janvier 2015. Or, LGL SA a cessé la supervision du chantier en mai 2014, alors que les travaux de construction se sont poursuivis jusqu’en avril 2015.
La Cour des comptes note que le Ministère des Travaux publics «n’a pas jugé utile de prolonger le contrat de supervision, ce qui amène la CSCCA de (sic) conclure que les travaux effectués n’ont pas fait l’objet d’un contrôle ou d’une supervision». De plus, LGL SA «n’a produit aucun rapport de fin de mission qui [faisait] état de l’avancement des travaux et surtout de celles (sic) qui restent à compléter ainsi que des déficiences s’il y a lieu».
Au moment de l’audit de performance de la CSCCA, le chantier n’était toujours pas complété.
Ces problèmes n’ont pas empêché la firme de Bernard Chancy de décrocher un second contrat, cette fois pour la supervision du chantier du viaduc de Delmas-Nazon — 2,8 millions de dollars US pour un mandat qui devait s’échelonner d’août 2013 à juillet 2015. Or, la firme a mis fin à ses travaux en novembre 2014, pour un motif encore inconnu. La Cour souligne que le Ministère n’a rien fait pour corriger la situation, surtout que LGL SA avait empoché le montant total prévu au contrat.
Pour la CSCCA, «toutes les irrégularités présentées […] ont causé des préjudices au projet et à la communauté».
Au moment de la publication, aucune des parties n’avait répondu aux demandes d’entrevue de Ricochet, qui poursuit son enquête dans ce dossier.
SNC-Lavalin et Haïti : une annexe du néo-impérialisme canadien?
Souvent décrit comme une extension corporative de la politique étrangère canadienne, le géant de la construction et du génie-conseil n’en est pas à sa première valse sur le plancher de la corruption politique.
Pensons simplement à l’Affaire SNC-Lavalin, qui a plombé les ailes de la campagne électorale du Parti libéral du Canada, ou au fait que, selon le Ottawa Citizen (cité notamment par l’essayiste Yves Engler, qui a beaucoup écrit sur les relations Canada-Haïti), la compagnie était «un élément important de l’effort de guerre canadien». Ou à une anecdote un peu moins connue de son histoire remontant à 1982, alors que la firme ouvrait un bureau à Johannesburg en Afrique du Sud, en plein régime d’Apartheid.
Dans un article intitulé SNC Lavalin the corporate face of Ugly Canadian (SNC Lavalin le visage corporatif d’un Canada laid), Engler rapporte que SNC-Lavalin a bénéficié de généreux contrats gouvernementaux suite au renversement du gouvernement élu de Jean-Bertrand Aristide en 2004, auquel le Canada a activement participé (voir autre texte).
Ce qui est bon pour SNC-Lavalin est bon pour le Canada, dit-on.