Il faut rappeler que lorsque j’étais adolescent, dans les années 1990, la barbe n’était vraiment pas un truc cool — et encore moins commun. En général, porter la barbe signifiait être itinérant, être dépressif, être perdu sur une île déserte ou encore être religieux.

Malgré tout, dans ma tête, c’était déjà une évidence que j’allais porter la barbe. Depuis que la puberté a déclenché certaines hormones, je laisse mon poil pousser sur mon visage en toute liberté. Même si des amies, autour de moi, trouvaient ça dégueulasse. Ma barbe avait très rarement l’approbation à l’époque.

Aussi ostentatoire puisse être ma barbe, elle n’a rien à craindre avec le projet de loi 21. En fait, aucune personne n’aura à justifier ses «motivations» derrière sa barbe. Peu importe que ce soit une barbe religieuse, culturelle, paresseuse ou juste pour le look.

Avant que ça devienne une mode, on me questionnait sur ma barbe. Pourquoi je la portais? Certains évoquaient de possibles raisons religieuses. On m’a déjà pris pour un juif, un musulman, un sikh et même pour un bouddhiste, malgré l’absence de poils sur Bouddha.

Difficile pour moi de dire pourquoi je voulais porter la barbe. Aimais-je le look des amish? Une manière inconsciente d’avoir un semblant de virilité? Une influence de mon amour pour les philosophes barbus? Un legs de ma jeunesse marxiste? Un hommage aux révolutionnaires? Je n’en ai aucune idée. Difficile de cerner distinctement les influences culturelles qui nous façonnent.

Depuis l’adoption de la Loi sur la laïcité de l’État, ces épisodes anecdotiques me reviennent souvent en tête.

Aussi ostentatoire puisse être ma barbe, elle n’a rien à craindre avec le projet de loi 21. En fait, aucune personne n’aura à justifier ses «motivations» derrière sa barbe. Peu importe que ce soit une barbe religieuse, culturelle, paresseuse ou juste pour le look.

Loin d’être soulagé que ma barbe soit épargnée par la loi, je suis plutôt perplexe devant le double standard qu’elle représente.

Prenons, au hasard comme ça, un sikh comme Jagmeet Singh. Si le chef du NPD voulait enseigner le droit au Québec, il devrait enlever son turban… mais pourrait garder sa barbe (et ses cheveux très longs). Pourtant, la barbe et les cheveux longs sont au cœur des symboles sikhs — certains prétendent même que d’autres symboles, comme le turban, perdent leur sens si les cheveux et la barbe sont rasés.

Dans l’hypothétique qu’il accepte d’enseigner sans turban, il serait considéré «laïque», même si, visiblement, il affichait encore des convictions religieuses avec sa barbe et ses cheveux.

Après tout, si nous, nous sommes capables de transformer le plus grand symbole d’une religion en patrimoine, pourquoi un voile aux origines religieuses ne pourrait pas être, lui aussi, du patrimoine ou une tradition culturelle aux yeux de certaines personnes?

Si un homme portant la barbe pour des motivations religieuses peut «quand même» offrir des services «laïques» — conformément à la loi 21, pourquoi une femme avec un voile ne le pourrait pas? Un juif avec une kippa? Une hindoue avec un tilak? Un.e athée qui, par défaut, ne porte rien de distinctif?

On a assez (trop) de cas de bavures de policiers racistes pour démontrer qu’un uniforme est insuffisant pour taire le mépris le plus extrême.

Ça m’intrigue pas mal : quelle est la différence entre ma barbe et celle d’un musulman ou d’un sikh ou d’un Rabin? Mes motivations? Ne se cache-t-il pas un procès d’intention derrière tout ça? Si mes motivations sont plurielles et floues, elles peuvent aussi l’être pour le musulman.

Après tout, si nous, nous sommes capables de transformer le plus grand symbole d’une religion en patrimoine, pourquoi un voile aux origines religieuses ne pourrait pas être, lui aussi, du patrimoine ou une tradition culturelle aux yeux de certaines personnes?

Sommes-nous à ce point prétentieux pour croire que nous sommes le seul peuple capable de détacher le religieux d’un symbole religieux? À aller au-delà du symbole?

Combien de baptêmes sont-ils encore célébrés chaque année, même avec des parents qui ne vont jamais à l’église? Combien de mariages célébrés dans des églises par des gens qui se disent agnostiques, sans religion précise ou même parfois avec une autre religion que le catholicisme?

On le fait par tradition, me répond-on souvent. Parce que ça fait partie de notre culture, me répète-t-on. Parce que ça fait partie de notre histoire, de nous, de nos mœurs, m’explique-t-on. Soit!

Mais pourquoi serions-nous le seul peuple capable de faire perdurer des traditions aux origines religieuses sans être orthodoxes, pieux, pratiquants, radicaux, ou je ne sais quoi?

On calcule ça comment, les raisons de porter tel ou tel objet ou vêtement religieux? À partir de quand le religieux devient patrimoine? Qui décide ça? Ça ne peut qu’être arbitraire.

Quand j’étais plus jeune, je demandais parfois à des ami.e.s pourquoi ils et elles avaient un collier avec une croix, ou des boucles d’oreilles en forme de croix. Les raisons variaient. Parfois pour la religion, la tradition, le legs familial, la culture, le look, tout ça se mélangeait à différents niveaux selon la personne.

Il y a des musulmanes qui portent le voile et d’autres non, parfois dans la même famille. L’une n’est pas «moins» musulmane que l’autre. Mais visiblement, il y a d’autres facteurs qui entrent en jeu, qui peuvent être culturels, familiaux… ou juste pour une question de goût.

Il y a une troublante prétention à déterminer pour les autres les raisons derrière leur choix pour un vêtement ou un accessoire. Parce que ça va revenir à ça. Des gens vont accuser une autre personne de porter quelque chose au nom d’une religion et si la personne pointée du doigt ne prouve pas l’inverse – et comment peut-on prouver ça? — celle-ci devra se plier au procès d’intention, peu importe la place de la religion dans ses choix.

On calcule ça comment, les raisons de porter tel ou tel objet ou vêtement religieux? À partir de quand le religieux devient patrimoine? Qui décide ça? Ça ne peut qu’être arbitraire.

Les barbes «religieuses» auraient pu aussi être dans la mire de la loi 21. Visiblement, on ne voulait pas entrer dans ces procès d’intention et d’interprétation. Aurait-il suffi qu’une personne déclare que sa barbe ne soit pas «religieuse» pour la garder? Panier de crabes.

C’est pourtant ce que la loi fait pour plusieurs autres symboles religieux, parce que nous sommes incapables de les voir autrement, même si les gens concernés, eux, peuvent les voir autrement. On se dit que ça se peut que la barbe soit portée pour une autre raison que la religion, mais pas le voile, pas le turban, pas la kippa.

L’incohérence de cette loi devant différents symboles religieux, mais qui sont aussi des traits culturels, démontre bien le vice de son fondement.

On ne condamnera pas tous les symboles religieux, seulement ceux que l’on juge religieux — plus encore, ceux que l’on juge religieux et dérangeants. Et les symboles que l’on ne connaît pas ou que l’on trouve banals vont passer comme dans du beurre.

Ça ne peut, à ce moment-là, qu’être discriminatoire, puisqu’il y aura des passe-droits flagrants.