Le script semblait déjà écrit, il ne restait qu’à le voir se dérouler. Le Bloc québécois, secoué par les dissensions internes de l’époque de Martine Ouellet, allait se battre une fois de plus pour sa survie. Le NPD était donné pour mort, les autres partis appelés à se disputer sa dépouille. Le Parti libéral misait sur des gains de ce côté pour compenser des pertes prévisibles dans le reste du Canada afin de conserver sa majorité. Les conservateurs voulaient arracher un nombre suffisant de sièges qui, combinés à des gains un peu partout ailleurs, allaient lui permettre de se faufiler jusqu’au pouvoir. Même les Verts ont espéré faire élire un premier député québécois sous leur bannière, ne serait-ce qu’en conservant le siège de Pierre Nantel (Longueuil–Saint-Hubert), qui a fait défection chez eux à la veille du déclenchement de l’élection. Or, de ce scénario il ne reste plus grand-chose.
Le tournant des débats
Le moment-charnière de la campagne est certainement la séquence du Face à face présenté sur les ondes de TVA et du débat des chefs officiel en anglais. Dans le premier cas, le chef du Bloc Yves-François Blanchet a surpris par son ton ferme, mais calme, expert (voire professoral), qui inspire confiance – contrastant le chef conservateur Andrew Scheer qui a été particulièrement mauvais, et pas que pour des raisons de langue maternelle. À partir de ce moment, les appuis conservateurs au Québec ont fondu à grande vitesse, au bénéfice du Bloc. Et cela a été suffisant pour que le parti souverainiste soit menaçant pour les troupes de Scheer, mais également pour celles de Trudeau, qui a profité de la division Bloc-NPD et Bloc-Conservateur en 2015 pour remporter une forte majorité de sièges au Québec.
Dans le cas du débat en anglais, c’est la performance de Jagmeet Singh qui a été la grande révélation. Son ton franc, amical, mais décomplexé, a offert un contraste impossible à ignorer par rapport à la langue de bois de Justin Trudeau. Et cela a redonné un souffle de vie à une campagne qui s’annonçait initialement désastreuse pour le parti orange. Mais le NPD menace maintenant des sièges libéraux en Ontario, en Colombie-Britannique et dans l’Atlantique ainsi que des sièges convoités par les conservateurs en Ontario, en Saskatchewan et en Colombie-Britannique. Blanchet et Singh viennent donc brouiller complètement la carte électorale, ce qui rend l’issue du vote hautement incertaine, car la couleur du parti au pouvoir se jouera au siège près.
Avec environ 30 % des voix selon les derniers sondages, il pourrait remporter plus de 35 sièges. Ironiquement, cela est dû à la division du vote, dont il pourrait bénéficier dans les nombreuses courses à trois qui s’annoncent — la même division du vote avait failli lui être fatale en 2011. Pour être parti d’une lointaine 3e place, il s’agit d’un revirement majeur, a fortiori s’il remporte la majorité des sièges dans la province. Et la perspective d’un gouvernement minoritaire joue en sa faveur : il se présente comme celui qui pourra obtenir le meilleur «deal» pour la population québécoise.
Cette remontée signifie donc que les plans des libéraux et des conservateurs sont complètement chamboulés. Du côté du PLC, non seulement on ne fera pas les gains prévus, mais on risque d’accuser des pertes assez importantes : en ce moment, Trudeau se croise les doigts pour obtenir un mandat minoritaire. Chez les conservateurs, on risque également des pertes, moins importantes en termes de sièges, mais qui pourraient être tout aussi cruciales pour l’accès au pouvoir. Du côté du NPD, bien qu’on se soit résigné à un certain recul, on espère que la division du vote entre les autres partis permettra de conserver quelques sièges, notamment Laurier-Sainte-Marie, Berthier-Maskinongé et Sherbrooke. Enfin, les Verts ne feront pas la percée qu’ils espéraient, à la suite d’une campagne brouillonne.
Un parlement éclaté
Quoiqu’en pensent Andrew Scheer et les conservateurs, arriver premier lors d’une élection ne suffit pas à garantir que l’on formera le gouvernement : encore faut-il avoir la confiance de la Chambre, c’est-à-dire recevoir l’appui d’une majorité des député-e-s lors d’un vote de confiance. Et ce que les sondages nous disent, c’est qu’il est presque impossible de savoir qui pourra gagner cette confiance, tellement les chiffres sont serrés. Une seule chose semble prévisible à ce moment-ci : le parti qui formera le prochain gouvernement pourrait très bien être celui qui a reçu le plus faible appui populaire de l’histoire canadienne, battant le record des conservateurs de Joe Clark en 1979 (34 %).
Différents scénarios sont possibles. Le PLC pourrait arriver premier et solliciter l’appui du NPD (et peut-être des Verts) pour se maintenir au pouvoir. Ou bien, les conservateurs pourraient arriver en premier, mais être bloqués par une majorité de ces trois autres partis. Ou encore, l’alliance PLC-NPD-PVC aussi bien que le parti conservateur auraient besoin de la faveur (ou de l’abstention) du Bloc québécois pour avoir la confiance de la Chambre. Bref, les permutations sont nombreuses pour arriver au chiffre magique des 170 sièges requis pour avoir une majorité.
Or, bien qu’il soit indépendantiste, le Bloc n’est pas le Sinn Féin — parti indépendantiste irlandais qui fait élire des députés d’Irlande du Nord qui choisissent de ne pas siéger au parlement britannique en raison de leurs convictions. Il joue le jeu parlementaire canadien et s’assurera d’aller chercher autant de concessions que possible de la part de quiconque veut gouverner. Dans tous les cas, autant la remontée du parti d’Yves-François Blanchet que la fragilisation de toute majorité parlementaire (qui accorderait au Bloc ce pouvoir de négociation) sont dues à un changement d’humeur de l’électorat québécois.
Après avoir envoyé le Bloc québécois comme opposition officielle à Ottawa en 1993, avoir empêché la formation de gouvernements majoritaires entre 2004 et 2011, avoir provoqué la vague orange de 2011 et avoir donné une majorité à Justin Trudeau en 2015, le Québec, cette année encore, est le grand joker de la politique fédérale canadienne.