L’Union fait-elle la force?

Le coup de sifflet annonçant le début du match venait à peine de sonner, mais les tables du My Spot Bar & Grill croulaient déjà sous les bouteilles de Prestige (bière locale). Pourtant, dix minutes avant le début du match, on aurait entendu une mouche voler dans le bar de la rue De La Martinière dans le quartier Bois-Verna de Port-au-Prince qui fut, le temps d’un aller-retour à la salle de bain, soudainement envahi de clients, la plupart de jeunes professionnels et, si j’en crois les rumeurs, un repaire de journalistes.

La plupart, pour ne pas dire l’entièreté des fans de foot soutiennent le Barcelona FC, faute de voir en cet après-midi de championnat de la Ligue européenne des Champions leurs Grenadiers à la télé. On doit dire qu’ils ne se qualifient que trop rarement pour le championnat de la CONCACAF, encore moins pour la Coupe du Monde, et leur plus récent grand fait d’armes — une victoire de 13-0 contre l’équipe de Sint Maarten, a déjà presque rejoint la vingt-quatrième Coupe Stanley des Canadiens au fond de la voûte du Musée mondial des exploits sportifs.

La fameuse ale de malt haïtienne dont le slogan est «L’union fait la force» allait devoir faire office de fierté nationale et ces jeunes hommes et quelques femmes, le temps d’un match télévisé, allaient s’unir dans la frénésie typique des sports de salon avant de retourner, à l’image de leur équipe nationale, dans leur réalité, morose et sans perspective immédiate de progrès.

«C’est congé aujourd’hui», me crie dans les oreilles Jean-Daniel Sénat, reporter au Nouvelliste qui, entre deux buts du Barca et un nombre vaguement plus élevé de gorgées de Prestige, me parle d’une conférence de presse qui annonçait la disparition d’une cargaison d’armes dans le port de la ville, tenue quelques jours après le massacre de civils dans la commune voisine de Carrefour par des gangs armés.

J’avais remarqué — tous les commerces offrant des services dont j’avais besoin cette journée-là étaient fermés.

«Mais même sans ça, la place serait pleine» affirme le journaliste haïtien.

Parce que pour 40 % des gens d’Haïti, le quotidien rime avec chômage. Les jeunes en sont particulièrement victimes, l’âge médian des habitant-es tournant autour de 23 ans. Près de 60 % vivent sous le seuil de la pauvreté.

Les démarcations de classe traditionnelles dans le paysage urbain de Port-au-Prince se fondent désormais les unes dans les autres, des bidonvilles se forment jusque sur les pentes qui séparent la ville des communes aisées de Delmas et Pétionville.

Et le slogan de la Prestige me rappelle dans ce contexte la devise du Québec – «L’union fait la force» sonne exactement, ici, comme «Je me souviens,». Les riches méprisent les pauvres, au moins partiellement ensorcelés par le Prosperity gospel des chrétiens évangéliques adventistes. Des propriétaires de villas arrosent leurs camions utilitaires sport derrière d’épaisses portes de métal. À côté, dans la rue, des enfants jouent en buvant de l’eau dans de petits sacs de plastique achetés à un vendeur ambulant, lui-même un adolescent forcé au travail pour soutenir la famille.

Les urbains méprisent les paysans, comme c’est la mode un peu partout en Occident; regarder de haut ceux et celles qui cultivent notre subsistance.

Les politiciens, comme notre propre élite éclairée, gouvernent pour leurs intérêts et ceux de leurs petits amis contre les volontés et besoins du peuple plutôt que d’agir en leaders.

Chez nous, notre amnésie collective amplifiée par la propagande des tristes nostalgiques d’un passé qu’ils n’ont jamais vécu nous empêche d’être solidaires.

Double faute? Ouin, pis?

Quelque chose comme un phénomène universel

Des scènes qui me rappellent mon séjour au Mali en 2013. Dans le village de Diabaly au nord-ouest du pays, des dizaines d’hommes se regroupaient autour de la seule télé encore en état pour suivre la Coupe Afrique des Nations, bouteilles de Castel à la main. Même l’appel du muezzin n’arrivait à déloger qu’un ou deux fans de foot pour remplir leur obligation religieuse, encore qu’ils devaient sans doute prier en gardant un œil sur la télé en récitant la prière à triple débit.

Une trentaine d’heures auparavant, les obus et les roquettes pleuvaient et les troupes françaises traversaient le village, les soldats de la fragile armée nationale malienne à la remorque. Un homme perdait sa femme, ses deux enfants blessés par les éclats d’un projectile tombé à deux mètres du mur de la chambre à coucher familiale sur un camion des miliciens d’Ansar Dine, un des groupes jihadistes chassés vers le nord du Mali début 2013.

En Haïti, la guerre contre ce peuple insulaire est beaucoup moins spectaculaire — elle se mène à coups de manigances politiques, de dumping économique, de répression de la dissidence des groupes populaires, de corruption érigée en système et volontairement entretenue par le pouvoir, lui-même soutenu par ses suzerains nord-américains.

En Haïti comme au Mali (comme à de nombreux endroits dans le monde où les peuples sont écrasés sous le poids des puissants), si la religion représente le chemin du salut des âmes, les jeux, eux, apaisent les esprits.

Le miracle de la multiplication des pains, lui, se fait toujours attendre.