Pour toi, comment peut-on définir l’islamophobie?
Une hostilité, une attitude discriminatoire, une haine dirigée vers les personnes musulmanes. Cela peut être le fait d’individus ou de l’État. Et il s’agit aussi de représentations homogènes et stéréotypées des personnes musulmanes.
Et comment réagis-tu quand le Premier ministre du Québec déclare qu’il n’y a pas d’islamophobie dans la province (même s’il n’est pas le premier à lancer pareille affirmation)?
Il faut se rappeler du contexte, puisqu’il a fait cette déclaration deux jours après l’anniversaire de l’attentat contre la Mosquée de Québec, ce qui ajoutait à la violence des propos. J’utilise le mot « violence » de façon consciente, parce que vivre l’islamophobie est déjà en soi très difficile, c’est une violence. Vivre le déni de l’islamophobie ne fait qu’ajouter à la violence, surtout quand c’est un Premier ministre qui s’exprime. De tels propos sont ensuite utilisés par d’autres pour légitimer leurs propres comportements et attitudes hostiles. C’était donc irresponsable de sa part.
Quand on nie l’islamophobie, on se prive de tout moyen de corriger le problème; or il faut accepter de nommer le problème, pour pouvoir ensuite trouver des solutions. Mais avec l’islamophobie, on reste trop souvent à la première étape, soit de débattre de son existence, d’être sommé de prouver que c’est un problème réel.
L’islamophobie a ceci de particulier, en comparaison à d’autres formes de racisme, que toute l’attention — ou presque — est tournée vers LA femme qui porte le foulard (même si les hommes musulmans sont eux aussi discriminés et stigmatisés, évidemment). Est-ce que tu considères que l’islamophobie est donc également antiféministe, sexiste et misogyne?
Tout à fait, parce qu’on choisit la cible qui parait la plus vulnérable. On a construit la représentation de cette femme musulmane comme docile, soumise, incapable de se défendre. On s’en prend à elle en croyant qu’il n’y aura pas de résistance. C’est peut-être pour cela que ce débat revient sans cesse et que les gouvernements y reviennent toujours : ils ont peut-être la conviction qu’une loi sera facile à faire adopter, car « ce ne sont que des femmes musulmanes », une petite chose fragile, quelque chose de négligeable. Si la misogynie renvoie bien à un mépris des femmes, ce n’est peut-être pas de l’antiféminisme, puisque ces femmes ne sont pas perçues comme féministes, comme menaçantes en tant que femmes. On veut les sauver au nom d’un soi-disant féminisme, ce qui m’apparait absurde et contre-productif.
Dans un évènement commémoratif de l’attentat contre la Mosquée, à l’UQAM, une femme arabe a dit que le débat éternel sur les femmes musulmanes qui portent le foulard empêchait les Musulmanes de parler d’autre chose. Si, pendant une journée, on arrêtait de parler du foulard et on demandait à ces femmes ce qui les préoccupe en tant que femme, que répondrais-tu?
Les préoccupations premières sont les mêmes que pour toutes les autres femmes : notamment les violences sexuelles, les problèmes d’emploi, de précarité. Les femmes musulmanes vivent beaucoup de discrimination à l’emploi. Par exemple, elles touchent des salaires moindres que les hommes. Pour celles qui ont immigrées, leurs diplômes sont souvent non reconnus, ou elles sont discriminées en raison de leur accent. Si on a vraiment à cœur l’autonomie et la liberté de ces femmes, comme on le prétend, voilà où est l’urgence d’agir. Il faudrait aussi prêter attention aux problèmes spécifiques selon les catégories ou profils de femmes musulmanes, parce que ces femmes n’ont pas toutes les mêmes réalités et ne vivent pas nécessairement les mêmes difficultés.
Il y a par exemple celles de deuxième et troisième génération, nées au Québec, comme moi, il y a celles qui immigrent sans diplôme et sans expérience sur le marché du travail, il y a aussi celles qui immigrent avec des diplômes et veulent un emploi, celles qui sont au Québec depuis longtemps mais continuent d’être considérées citoyennes de seconde zone, ou encore celles qui immigrent avec le parrainage d’un homme, ce qui les rend plus dépendantes. En gros, même si elles vivent des difficultés communes à cause de l’islamophobie ou d’autres oppressions, leurs réalités et leurs expériences sont diversifiées.
Tu es surtout identifiée dans les médias comme une musulmane qui porte de foulard, et c’est à ce sujet qu’on t’invite à intervenir. Mais tu te considères aussi féministe. Comment expliques-tu cette double identité, si je puis dire?
Avoir la foi et la vivre et être une femme musulmane ne m’empêche pas d’avoir conscience des inégalités et des violences envers les femmes en général, et aux diverses oppressions qu’elles vivent ici, au Québec. Cela dit, la plupart du temps je me qualifie comme « féministe », point, parce que je vis dans le contexte québécois, qui est la réalité que je connais. Je m’exprime au sujet des situations injustes que je constate n’importe où, qu’elles soient dans des communautés ou organisations musulmanes ou dans la société québécoise en général. Et quand on me dit que le féminisme est incompatible avec la foi musulmane, et vice versa, on nie mon existence même, puisque c’est ce que je suis : une femme musulmane et féministe.
As-tu des auteures féministes qui t’inspirent plus spécifiquement?
Je suis très inspirée par des auteures et poétesses québécoises comme Hélène Dorion, Marie Uguay, Denise Desautels, mais aussi Nancy Huston, Annie Ernaux, Joyce Carol Oates. Ce ne sont pas tant des théoriciennes féministes que des plumes fortes, sensibles, qui me touchent et me nourrissent beaucoup. Si j’ai lu Zahra Ali, Asma Lamrabet, Amina Wadud et d’autres grandes figures du féminisme islamique, je ne suis pas spécialiste de la littérature féministe des pays musulmans. J’ai lu ces auteures pour ma connaissance personnelle, j’ai beaucoup appris, mais en ce moment je suis davantage plongé dans les écrits d’auteures québécoises.