Ce papier qui pourtant s’appuyait sur des chiffres et qui était essentiellement dans le factuel, m’a valu des centaines de messages haineux et d’insultes.
Une chroniqueuse de grande notoriété a même réservé deux de ses chroniques et un temps d’antenne d’une dizaine de minutes sur l’une des chaînes de télé les plus écoutées pour s’attaquer à ma personne. Elle m’a qualifié de québecophobe, d’élément dangereux qui propage la haine envers les Québécois français blancs. Elle a même surenchéri quelques jours plus tard avec un troisième papier qui met en garde les Québécois blancs contre le danger qui les guette, celui de disparaître à cause de nous!
Dans un flux d’insultes et d’attaques personnelles reçues suite à ces chroniques, plusieurs de mes détracteurs m’ont surtout renvoyée à mon statut d’immigrante venant d’un pays qui selon elles et eux serait moins civilisé et donc inférieur. Par cette altérisation et cette infériorisation de ma supposée culture d’origine, je perdais donc toute légitimité à prendre la parole sur le fait politique Québécois.
Pourtant en ces 5 dernières années, ma prise de parole a été très rare: deux fois en tout dans la presse écrite. Mais il faut croire que c’en était déjà beaucoup trop, car l’immigrant est arrogant dès qu’il s’exprime ou manifeste son désaccord. Il est donneur de leçons alors qu’il ne fait que défendre ses droits.
À quel moment «Speak White» est-il devenu «Ne parle pas»?
Le discours dominant actuel au Québec nous donne souvent l’impression qu’accueillir l’immigration est un acte de charité, que celui-ci est toujours un rescapé de la misère dans son pays et qu’il est le bienvenu s’il remplit sa fonction utilitaire à savoir renforcer la présence francophone, peupler le Québec vieillissant et être une force économique pour pallier au manque de main d’œuvre.
Nous avons d’ailleurs dû subir pendant plusieurs mois le débat sur les seuils d’immigration à la dernière campagne électorale cet été comme si l’immigrant n’était qu’un bien marchand dans une équation purement économique. Personne ne me contredira si je dis que ce débat s’est déroulé, pour l’essentiel, sans nous.
Au bout de 4 ou 5 années de résidence, de parcours parfois sisyphéen pour trouver un emploi et s’installer et de taxes payées, nous devenons éligibles à la citoyenneté sur papier. Mais devenons-nous pour autant de vrai.es citoyen.nes?
J’entends par citoyenneté ici non pas le simple fait de recevoir un document le justifiant mais l’exercice quotidien; la contribution intelligente et constructive à la société d’accueil et au débat public; la volonté de construire un avenir commun exempt d’injustices ou chacun.e a voix au chapitre.
Car croyez-moi, c’est un sentiment terrible que celui d’être pris.e en otage à vivre dans une chambre d’écho impossible à percer où chacune de nos paroles nous ait renvoyées comme la preuve que nous ne serons jamais assez Québécois.es ni assez valides dans nos vécus; ou chaque parole pour dénoncer une injustice envers les minorités devient vite un motif valide pour un lynchage public. Les cas de Dalila Awada ou encore de Nydia Dauphin, pour ne citer que ces deux femmes, sont des exemples éloquents du prix cher que nous payons pour cette parole.
Les oppressions passées et les traumas d’une frange de la société justifient-elles que nous soyons muselé.es aujourd’hui? À quel moment «Speak White» est-il devenu «Ne parle pas»? On me rétorquera probablement qu’au Québec la liberté d’expression est un droit acquis. Je vous répondrai à cela que la liberté d’expression dans l’absolu est un leurre et que celle-ci ne peut être pensée qu’avec des lunettes qui analysent les rapports de pouvoir dans la société. Qui tient le crachoir aujourd’hui?
Beaucoup de Quebequois.es nostalgiques que je croise se souviennent de ce moment dans l’histoire où la lumière a filtré, où le projet de société était profondément ancré dans la décolonialité. Où les peuples autochtones étaient considérés comme égaux et où l’on reconnaissait notre devoir de réparation. Où les millitant.es pour la souveraineté du Québec citaient Fanon et s’inspiraient des mouvements de libération en Afrique.
Le Québec de René Lévesque a été d’ailleurs l’un des premiers États occidentaux à reconnaître les communautés autochtones en tant que nations à part entière.
René Lévesque aspirait à ce que le peuple québécois cesse d’être une minorité inquiète de sa survivance, qu’il se sente amplement et entièrement chez lui comme un homme dans sa maison. La survivance est une maladie disait-il. Et cette maladie nous hantera tant que nous refuserons de lui faire face et de la guérir. Rester prisonnier des traumas passés nous empêche de nous parler et de regarder vers l’avenir; nous contraint à être les gardien.nes aliénés d’un château en ruine au lieu de regarder vers ce que nous sommes capables de construire ensemble. Je crois humblement que nous sommes encore capables de ce courage pour rêver notre société et oser croire que nous ne sommes pas faits juste pour du petit pain.
Une chroniqueuse récemment parlait de Pierre Falardeau dans un texte publié dans le journal Métro. Elle disait qu’il réussissait à transmettre l’idée que ce projet de société pouvait être celui de tous et toutes. «Le monde y peuvent venir de n’importe où à travers la planète, si y m’disent moi j’suis Québécois, j’les embrasserai câlice!» disait-il.
Maudit que suis nostalgique de cette époque que je n’ai pas connue!
Amel Zaazaa, Présidente de la Fondation Paroles de Femmes