Partout, les gens affichent leur soutien en plaçant une veste fluorescente sur le dessus du tableau de bord de leurs véhicules. Dans les commerces, les gens d’ici n’en parlent qu’en bien, une solidarité unanime de mon point de vue.
Mon beau-père est un de ces sympathisants. Nous regardons ensemble les bulletins de nouvelles à la télé française dont les journalistes suivent les différentes manifestations à-travers la France.
Écrit dans le ciel
C’était prévisible.
Ce qui est, au final, une révolte ouvrière qui prend toute la France d’assaut est désormais récupéré par les idéologues de tous crédos, en plus de se voir enseveli sous la propagande des médias d’extrême-centre déterminés à diluer l’ampleur de cette colère citoyenne au nom du pouvoir qu’ils protègent, qu’ils le veuillent ou non.
Il fallait lire, dans sa chronique du Devoir du 14 décembre dernier, la minable tentative de Christian Rioux de transfigurer les manifestations des Gilets jaunes en mouvement nationaliste et conservateur, une espèce d’anti-Mai 68 dont les revendications seraient ancrés dans des valeurs profondément françaises et issues du «vrai peuple» – travail, famille, patrie, comme dit le vieil adage.
Rien n’est plus étranger à l’esprit des gilets jaunes que cet « interdit d’interdire » qu’exaltèrent naguère les jouvenceaux de Nanterre. On sent même chez ces indignés des ronds-points une certaine demande confuse d’autorité face à une société qui se délite»
écrivait-il, confondant les réelles revendications du mouvement avec ses aspirations dystopiques d’une société idéale, comme s’il avait omis le mot «confuse» en même temps qu’il l’ait écrit.
Pire, les médias français proches du pouvoir – prenons en exemple France Télévisions – qui à-travers leur couverture minimisent l’importance de cette révolte en insistant sur l’attrition dont elle est victime ainsi que sur la «violence des casseurs», considérée illégitime et réservée aux escouades de CRS qui vont même jusqu’à confisquer tout matériel qui pourrait aider à parer leurs matraques et leurs grenades de gaz.
Et évidemment, on pousse un soupir de soulagement en rapportant que le magasinage des Fêtes se poursuit sans trop d’entrave.
Rassurez-vous, citoyen.ne.s de France (et d’ici), la société de consommation n’est nullement menacée, pas plus que le monopole étatique de la violence qui, lui, jouit d’une redistribution égalitaire, on frappe sans discrimination.
(Et Richard Martineau qui, fidèle à son image de bourreau de travail intellectuel, s’est fendu d’une autre chronique-napkin qui régurgite celle de Rioux, mais adaptée à sa capacité de compréhension de l’enjeu.)
L’obsession des étiquettes et la décence commune
Il faut aussi observer ces analystes et ces commentateur.trice.s qui cherchent à tout prix à aligner ce mouvement, à trouver son azimut idéologique, comme un enfant qui, devant son jeu d’association de formes géométriques, casse les coins du carré pour le faire entrer dans le rond.
On a pourtant qu’à lire les 42 revendications du mouvement pour s’apercevoir qu’il s’agit là d’un exercice un peu futile. Fin des régimes d’austérité, fiscalité progressive, abolition de certains privilèges accordés à l’élite politique, augmentation du salaire minimum, imposition d’un salaire maximum, diminution des taxes qui affectent principalement les «petits» au profit du 1%…
Une liste de souhaits traditionnellement associée à la gauche syndicaliste classique.
Reste la question migratoire, qui en fait sourciller plus d’un du côté de la gauche plus radicalement progressiste, dont certains disciples seraient tentés de rejeter la légitimité d’un mouvement avec lequel ils pourraient pourtant se sentir unilatéralement solidaires. Des revendications qui donnent aussi une fallacieuse apparence de nationalisme primaire qui fait saliver l’extrême-droite d’ici et d’ailleurs.
Néanmoins, ce que demandent les Gilets jaunes sur ce plan n’a rien de déraisonnable : traitement humain des réfugiés, facilitation de l’apprentissage du français et de l’histoire française, responsabilité accrue de l’ONU dans le traitement des demandeurs d’asile en attente. «Nous leur devons le logement, la sécurité, l’alimentation ainsi que l’éducation pour les mineurs. Travaillez avec l’ONU pour que des camps d’accueil soient ouverts dans de nombreux pays du monde, dans l’attente du résultat de la demande d’asile», peut-on lire.
Aucune volonté de fermeture étanche des frontières chez ces indigné.es citoyen.ne.s, contrairement à ce que revendiquent partis politiques ultra-nationalistes et groupes d’extrême-droite – on peut douter que les nazillons de Génération Identitaire trouveraient beaucoup de sympathisants chez les Gilets jaunes et vice-versa.
Mais s’il est difficile de trouver l’azimut idéologique du mouvement, on peut en revanche se référer à la décence commune telle que définie par George Orwell, c’est-à-dire cette sagesse populaire qui guiderait les gens «ordinaires» dans leurs décisions et leurs idées. Une conception de la société ni de gauche ni de droite, mais bien «populaire» et, surtout, anti-totalitaire.
De s’aveugler à cette perception serait hasardeux, tout comme pousser ce mouvement à l’anathème en raison de ses imperfections.
Mais déjà, les grands médias parlent d’un « essoufflement ». Les foules sont de moins en moins nombreuses d’acte en acte, mais il ne faudrait pas confondre repli avec reddition.
Au Québec, les Gilets jaunes commencent à en inspirer plus d’un. Espérons que les rejetons qui apparaitront de notre côté de l’Atlantique auront bien saisi le sens des revendications originales et tâcheront de ne pas les pervertir.
Car l’émergence de nos propres mouvements «populaires», fondés sur le racisme et l’exclusion, n’ont aucune parenté avec les Gilets jaunes. Et rien ne serait plus tragique que de voir au Québec des vestes fluorescentes souillées par une patte de loup.