Maudite taxe sur les carburants
Ça a commencé comme un murmure. A la mi-octobre, des conducteurs et conductrices mécontent-es affichent sur leur tableau de bord leur gilet de sécurité – élément du kit automobile obligatoire en France – en protestation à la hausse de la taxe sur l’essence et le diesel. Utilisé comme signe de reconnaissance entre contestataires, le fameux «gilet jaune» donne son nom au mouvement qui s’est construit sans chef et sans programme. Alors qu’une pétition en faveur de la baisse amasse un million de signatures en un mois, les premiers blocages routiers se dressent à travers le pays.
«L’élément qui s’est imposé dans le débat, c’est qu’on voit clairement qui paie mais on ne voit pas trop qui bénéficie des mesures d’accompagnement. Donc, il doit y avoir des injustices au moment de la transition énergétique.», explique l’économiste Xavier Timbeau, Directeur de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE).
Le bât blesse particulièrement dans les banlieues éloignées. Beaucoup de non-citadin-es se voient ainsi pénalisé-es dans leur dépendance à la voiture parce ces gens ne bénéficient pas d’un réseau efficace de transport en commun. De même, la fiscalité avantageuse dont bénéficie le diesel en France depuis des décennies a formaté les habitudes de consommation. Les usagers encaissent mal une envolée des prix sur un produit que le gouvernement les a encouragés à intégrer à leur vie.
Telles sont les conséquences d’une fiscalité environnementale nécessaire mais appliquée «à l’aveugle», selon Xavier Timbeau : «On ne peut pas faire de fiscalité douce quand on vise les changements de comportements […] Tout le défi, c’est d’utiliser cet instrument efficace et brutal – la taxation – en l’associant à des compensations qui permettent de maintenir le sentiment de justice. Et ça, le gouvernement français ne l’a pas fait».
La grogne monte
…et le murmure de se muer en grondement. A partir de novembre, le mouvement prend une envergure nationale. Plusieurs «actes» de mobilisation, dont le dernier samedi le 8 décembre, ont rassemblé des gilets jaunes modérés en nombre mais mais très visibles dans leurs actions. Avec 300 000 personnes au plus fort de la participation, les frondeurs ont multiplié les blocages routiers et les affrontements avec les forces de l’ordre. Bilan: 800 blessé-es et plus de 1500 arrêté-es, selon le ministère de l’intérieur.
A la protestation d’origine s’ajoutent de nouvelles -et nombreuses- revendications. Entre autres : l’augmentation de l’impôt sur les multinationales, du salaire minimum (SMIC) ou encore, la baisse de la contribution sociale (CSG). Mais l’abréviation la plus populaire au sein des manifestants, c’est l’ISF. La refonte de l’impôt sur la fortune au bénéfice du 1% des citoyens et citoyennes les plus aisé-es est la première mesure fiscale du quinquennat Macron et, pour de nombreux Français-es, le signe incontestable de son assujettissement au clan des nantis. Si la mesure peut paraître cosmétique au regard du coût engendré pour les caisses de l’État (3 milliards d’euros), elle est forte sur le plan symbolique. L’étiquette de «président des riches» qui colle au front du locataire de l’Elysée a clairement contribué à faire d’une protestation contre une mesure fiscale ciblée un combat généralisé pour la justice sociale.
Derrière les chiffres
La France va-t-elle si mal? Les chiffres n’indiquent rien d’alarmant du côté de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) : un taux de pauvreté stable – en plus de figurer parmi les plus faibles d’Europe – et un pouvoir d’achat qui s’apprête à remonter après une légère baisse en début d’année.
Selon Marcos Ancelovici, professeur au département de sociologie de l’UQAM, la contradiction s’explique par l’entre-deux social dans lequel se retrouvent les gilets jaunes.
Cela se marquerait dans leur accès au transport, aux vacances ou même au logement, dont le prix augmente dans les grandes villes. «On assiste à une dégradation des conditions d’existence. Les indicateurs macro-économiques la mesurent en partie mais en donnent une image un peu déformée, plus positive qu’elle ne l’est dans la réalité», explique le professeur.
Cette réalité qui échappe aux statistiques progresserait depuis une trentaine d’années : «Macron n’a pas entraîné soudainement une dégradation des conditions de vie. On aurait très bien pu voir des revendications similaires sous Sarkozy ou Hollande. Après, il y a son style de gouvernance qui fait partie du problème», analyse l’universitaire. Et qu’incarne notamment son geste sur l’ISF.
Et maintenant?
L’annulation récente de la taxe sur les carburants pour 2019 a été perçue comme «trop peu, trop tard» par beaucoup de manifestant-es. Quoi de nouveau sur la table? Intransigeant sur l’ISF, le chef de l’État a promis l’augmentation de 100 euros du revenu minimum, une baisse de la contribution sociale pour les petites retraites, le versement d’une prime de fin d’année par les employeurs «qui le peuvent», des heures supplémentaires défiscalisées, ainsi qu’une lutte accrue contre l’évasion fiscale.
Ces annonces feront-elles mouche? Les premières réactions sont contrastées dans le camp des manifestant-es et laissent planer le doute sur la fin du mouvement. Emmanuel Macron semble en tous cas prendre la mesure de la fracture qui s’est créée entre son gouvernement et tout un pan de la population française. En témoigne la journée de consultation qu’il a programmée le 10 décembre dernier avec des représentants syndicaux et patronaux avant son allocution.
Parce qu’au-delà des coûts économiques et écologiques du blocage, la France doit se sortir d’une crise de légitimité de son système de représentation démocratique.
Un gain démocratique certain, selon Marcos Ancelovici : « Indépendamment des annonces, ce qui va rester dans cette crise, c’est qu’Emmanuel Macron a été obligé de céder à cause de la rue. Ça crée un précédent très important pour les réformes qui pourraient venir dans la suite du quinquennat ».