Ce jeudi 6 décembre, il faisait froid et gris, comme tous les 6 décembre. Le Comité des 12 jours d’action avait décidé de ne pas se rassembler Place du 6 décembre. En coalition avec les femmes autochtones, le rassemblement avait lieu dans le centre-ville, au square Cabot, où se retrouvent bien des femmes autochtones en situation d’itinérance. Les femmes qui ont pris la parole à la tribune s’exprimaient au nom ou en solidarité avec les femmes autochtones disparues et assassinées, ainsi que les personnes LGBTQI+ et les femmes handicapées qui souffrent de multiples violences.

Je comprends aussi que la mort des quatorze ne doit pas effacer la mort des milliers d’autres femmes, trop souvent anonymes, en particulier les autochtones qui souffrent de sexisme, de racisme et de pauvreté.

À la fin de l’événement, la présidente de la Fédération des femmes du Québec a lu les noms des quatorze. À chaque nom, une femme sortait de la petite foule et venait déposer une rose, sur la tribune. À moins d’un instant d’inattention de ma part, personne n’a rappelé ce qui est survenu le 6 décembre 1989, ni n’a présenté ces femmes dont les noms étaient évoqués, ni n’a souligné le caractère antiféministe de l’attentat. Seule la présidente de Femmes autochtones Québec, Vivianne Michel, a prononcé le mot «polytechnique».

Les groupes de femmes avaient planifié cet événement en cohérence avec leurs objectifs politiques et je comprends qu’il est très important de favoriser et de pratiquer l’inclusion et la solidarité et de consolider des coalitions concrètes. Qu’ensemble, elles sont plus fortes. Je comprends aussi que la mort des quatorze ne doit pas effacer la mort des milliers d’autres femmes, trop souvent anonymes, en particulier les autochtones qui souffrent de sexisme, de racisme et de pauvreté.

Place du 6 décembre

Mais alors que l’attroupement se dispersait, je ne pouvais m’empêcher de penser aux quatorze stèles, Place du 6 décembre, figées dans le sol gelé, comme chaque 6 décembre.

J’ai senti le besoin d’y aller, de m’y recueillir, de me replonger dans mes souvenirs de cette terrible soirée et des jours et des nuits qui ont suivi.

J’ai donc suivi mon amoureuse vers le la Place du 6 décembre. Il y faisait froid et gris, comme tous les 6 décembre.

«Ce parc a été baptisé en mémoire des victimes de la tragédie survenue à l’École polytechnique, le 6 décembre 1989. Il veut rappeler les valeurs fondamentales du respect et de la non-violence». Ce texte ne compte ni les mots «tuerie» ou «attentat», ni les mots «misogynie», «sexisme» ou «antiféminisme», ni même le mot «femme».

Les quatorze stèles paraissaient abandonnées sur la place déserte et recouverte d’un linceul de neige. Mais sur chaque stèle, une main avait déposé deux roses. Nous avons emprunté l’allée entre les stèles, mais quelque chose nous dérangeait. C’était cette foutue musique de Noël crachée par des haut-parleurs sur le trottoir, pour égailler les membres du personnel du cimetière Notre-Dame-des-Neiges qui passaient la guignolée dans la rue, en costume de lutin, de rêne, d’ange ailée. Mon amoureuse s’est éloignée pour pleurer, alors que j’avançais entre les stèles, jusqu’à croiser un employé du cimetière, déguisé en père Noël, et qui me demandait des explications.

Il faut dire que le panneau qui présente la Place du 6 décembre propose un texte tout à fait énigmatique : «Ce parc a été baptisé en mémoire des victimes de la tragédie survenue à l’École polytechnique, le 6 décembre 1989. Il veut rappeler les valeurs fondamentales du respect et de la non-violence». Ce texte ne compte ni les mots «tuerie» ou «attentat», ni les mots «misogynie», «sexisme» ou «antiféminisme», ni même le mot «femme».

Me recueillir à côté du père Noël, c’est au-delà de mes forces. Mon amoureuse et moi avons quitté la place pour monter sur la montagne du campus, vers l’École polytechnique. Devant Poly, il faisait froid et gris, comme tous les 6 décembre.

Il n’y avait personne. Pas de féministes, pas de pères Noël. Que le silence.

Nous étions devant la plaque commémorative accrochée au mur extérieur du bâtiment, et qui présente les noms des quatorze, in memoria. Plusieurs gerbes de roses avaient été déposées, chacune comptant quatorze fleurs. Quelques gerbes étaient accompagnées d’une note, rédigée à la main.

Sur une des notes, on pouvait lire : «On ne vous oublie pas. Vous êtes toujours dans nos cœurs, dans nos têtes», suivi de quatre signatures.

Sur un autre bout de papier, une main avait écrit : «Je suis ici seulement parce que ma mère a été chanceuse il y a 29 ans. Pour ma première année d’université, je voulais venir voir les filles qui n’ont pas pu terminer…»

Les larmes m’ont givré le regard.

L’an prochain, cela fera 30 ans. Elles auraient eu 50 ans et plus, en 2019. J’irais au rassemblement proposé par le Comité des 12 jours d’action, où qu’il se trouve. Mais je reviendrai aussi à Poly, avec mon amoureuse, pour que les quatorze ne soient pas seules, dans le froid et le gris.