«On a toutes les misères du monde à protéger 20 % et là, le gouvernement va décréter que le quart des forêts du Québec va être artificialisé», déplore le réalisateur de l’Erreur boréale. Ce dont parle Richard Desjardins, dans la capsule vidéo rendue publique le 24 septembre dernier, est la Stratégie nationale de production de bois, soumise à une consultation l’été dernier. Celle-ci a été élaborée par le ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs (MFFP) afin de pallier au manque d’offre de bois pour répondre à la demande de l’industrie. «Au cours des récentes décennies, l’offre de bois s’est détériorée, autant à l’égard de la quantité de bois disponible, que sa qualité. De 2000 à 2018, les possibilités forestières ont diminué de 22 %», lit-on dans le document.

Devant la dépendance de certaines régions comme l’Abitibi-Témiscamingue, le Saguenay-Lac-Saint-Jean et la Mauricie à cette ressource naturelle, face à l’instabilité des politiques américaines à l’égard du bois d’œuvre canadien, mais aussi confronté à la pression des groupes environnementaux qui demandent d’atteindre le seuil de 17 % d’aires protégées au Québec (actuellement autour de 10 %), le gouvernement se voit obligé de réfléchir à de nouvelles pratiques. C’est dans ce contexte qu’apparaît la stratégie, qui, à moyen terme, souhaite implanter «25 % d’aires d’intensification de production ligneuse (AIPL)» dans la forêt productive québécoise. C’est à ces AIPL que réfère Richard Desjardins lorsqu’il parle de forêt «artificialisée».

«On se rend bien compte que pour avoir une industrie forestière importante et performante, on ne peut pas simplement s’appuyer sur les forces de la nature», explique le professeur titulaire au Département des sciences du bois et de la forêt de l’Université Laval, Luc Bouthilier. Comme humain, il va falloir mettre la main à la pâte et il va falloir faire pousser du bois». Actuellement, au Québec, l’aménagement de la forêt québécoise s’effectue de façon écosystémique. «Ça, ça veut dire qu’on ne va pas accorder le bois aux compagnies en fonction de la capacité des usines à le traiter, mais selon ce que la forêt peut donner», explique Richard Desjardins dans sa vidéo en ligne.

«On se rend bien compte que pour avoir une industrie forestière importante et performante, on ne peut pas simplement s’appuyer sur les forces de la nature»

Bref, ces AIPL seraient des zones identifiées pour leur potentiel de productivité naturelle et on redoublerait d’efforts pour les rendre d’autant plus rentables en y implantant la sylviculture. En gros, la logique est de «mettre le paquet», explique Luc Bouthilier, pour cultiver le bois. «Dans certaines circonstances, très favorables, on pourrait reboiser, entretenir les plantations, reboiser avec des arbres sélectionnés génétiquement (et non génétiquement modifiés). Bien sûr, ça coûterait plus cher, mais on aurait plus de bois».

Les inquiétudes

Pour des raisons sociales, écologiques et économiques, des groupes écologistes et des membres de Premières Nations s’inquiètent de cette orientation. «On va faire des plantations intensives et le reste du territoire, on va continuer de le bûcher comme on le bûche aujourd’hui, s’inquiète Richard Desjardins. Le président de l’Action boréale, Henri Jacob, précise que son organisation, pour laquelle Richard Desjardins agit à titre de vice-président, ne s’oppose pas au recours des AIPL. L’un des problèmes avec ces «champs d’arbres» se situe au niveau de la biodiversité. «Ces territoires-là sont sélectionnés parce qu’ils sont les plus productifs naturellement. Or, il se trouve aussi que ce sont les plus productifs pour l’ensemble de la nature, donc diversifiés», souligne Henri Jacob.

En contrepartie, le gouvernement tarde à augmenter le pourcentage d’aires protégées sur le territoire québécois… Et une fois que des zones sont décrétées comme AIPL, il n’est plus possible de renverser la vapeur. «Nous, ce qu’on demande, c’est que le même processus rigoureux exigé pour décréter des aires protégées soit mis en place pour les AIPL. On veut que ces zones soient identifiées, caractérisées et soumises à des audiences publiques pour en débattre», réclame Henri Jacob.

Le manque de transparence de la part du MFFP dérange donc l’Action boréale.

Le manque de transparence de la part du MFFP dérange donc l’Action boréale. D’abord, la stratégie nationale de production de bois a été rendue publique pour consultation — en ligne seulement — du début du mois du juin jusqu’au début du mois d’août, en pleine saison estivale. Les Premières Nations ont eu droit à un délai un peu plus prolongé, jusqu’au 14 septembre, mais le mal était fait. «Québec, qui représente la Couronne, a l’obligation la plus stricte de consulter les Premières nations sur les sujets pouvant les affecter. Or, Québec a, semble-t-il, «oublié» cette obligation constitutionnelle lorsqu’il a initié ses consultations en juin dernier», a déploré le Conseil tribal de la Nation Anishnabeg, en septembre. Également, le territoire des Algonquins chevauche déjà régulièrement les activités de l’industrie forestière. Avec la potentielle expansion de la foresterie intensive, ce peuple s’inquiète d’être indéfiniment replié de certaines parcelles de la forêt, qui aujourd’hui, demeurent fréquentables malgré le passage des abatteuses.

De son côté, le ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs se fait plutôt silencieux sur sa démarche. Ses porte-paroles affirment analyser les commentaires formulés et sa stratégie finale devrait être dévoilée en 2019. En attendant, les Algonquins, l’Action boréale, Greenpeace et la Société pour la nature et les parcs du Canada (SNAP), poursuivent leur mobilisation. La capsule vidéo avec Richard Desjardins a été vue plus de 93 000 fois en ligne.