En moyenne dans les médias canadiens, 71% des expert-e-s citées sont des hommes contre 29% de femmes, selon la chercheure Marika Morris. On fait un peu meilleure figure qu’en France, où seulement 20% des expert-e-s cité·e·s sont des femmes.
Le journal La Presse confirmait ces chiffres dans un reportage publié l’automne dernier. Selon les données récoltées par la journaliste Véronique Lauzon durant la semaine du 5 au 9 février 2018, les femmes étaient citées dans un titre ou présente sur une photo en première page dans seulement un quart des cas. Dans l’ensemble, seulement 25% des 1500 personnes citées dans Le Devoir, Le Journal de Montréal et La Presse étaient des femmes, ce chiffre étant sensiblement le même pour les personnes interviewées dans les différents téléjournaux de Radio-Canada.
Les hommes sont plus cités comme experts que les femmes dans tous les corps de métier canadiens, peu importe si celles-ci sont paritaires ou sous-représentées comme travailleurs ou travailleuses.
88% du personnel policier ; 78% des intervenants associés à des entreprises privées ; 76% des politiciens ; 73% des avocats et autres professions juridiques ; 70% des représentants non-élus du gouvernement ; 66% des académiques cité·e·s sont des hommes ; 66% des personnes du monde des médias ; 66% dans les milieux dits «créatifs» ; 55% des intervenants du milieu de la santé.
« Les femmes et les enfants d’abord »
À part les vox populi (basés sur le hasard!), une seule catégorie reflète presque une parité entre les femmes et les hommes. Laquelle? Celle des «victime ou témoins d’événements». Si l’échantillon de la recherche de Morris est pris dans son ensemble (intervenants canadiens et internationaux), 47% des victimes ou témoins cités sont des femmes, contre 53% d’hommes. Excepté pour la catégorie des intervenants du milieu de la santé et celle des vox pop, cette catégorie est la seule qui s’approche du 50-50. Les données sont sensiblement les mêmes dans les médias français.
Le fait que les femmes soient plus souvent considérées lorsqu’on cherche à interviewer des victimes que des experts n’est pas surprenant. Les femmes sont souvent associées à une position faible et inférieure, c’est-à-dire à une position de victime. Cela s’explique par le phénomène du «mythe de la protection». Ce mythe veut que la femme ait besoin d’être sauvée, car plus faible et plus souvent en détresse. Ce phénomène explique que l’on attribue souvent moins d’agentivité aux femmes qu’aux hommes, soit la capacité d’agir par elles-mêmes et de prendre des décisions autonomes.
Dans la littérature, la cinématographie (surtout les comédies romantiques!), les livres d’histoire et les médias, les femmes sont souvent représentées comme innocentes, victimes ou passives plutôt que comme personnage principal ou préparatrice d’actes héroïques ou criminels.
L’expression bien connue les «femmes et les enfants d’abord» fait directement référence à ce principe, puisque les femmes sont mis dans la même catégorie que les enfants; celle d’êtres dépendants et passifs qui doivent être «sauvés». «Les femmes et les enfants d’abord» ne veut pas dire «les femmes et leurs enfants», mais bien les femmes ET les enfants, comme faisant partie de la même catégorie de personnes faibles et incapables de se débrouiller.
L’expertise au féminin
Le principe du mythe de la protection est visible dans les médias d’information puisque inconsciemment les journalistes vont faire appel aux femmes lorsqu’il s’agit de témoigner d’un événement dont elles ont pu être victime, mais pas pour agir à titre d’experte. Il n’est donc pas étonnant qu’une des seules catégories où les femmes sont presque à parité avec les hommes soit celle où elles sont des «victimes ou témoins». La femme est facilement témoin ou victime, mais rarement détentrice de connaissances valides et valorisées.
Bien sûr, ce n’est pas la seule raison. Les femmes se font souvent moins confiance quant à leur expertise et ont tendance à moins souvent répondre à l’affirmative à des demandes de journalistes (surtout de dernière minute, comme elles sont encore les principales responsables des enfants, donc d’aller les chercher en fin de journée, de préparer les repas, etc. Les médias ne prennent pas en compte la conciliation travail-famille, ce qui ne facilite pas la présence des femmes).
Une recherche réalisée par Laura Shine et moi-même, et qui sera publiée dans le prochain recueil de l’Esprit Libre, révèle que le sentiment de l’imposteur compte pour beaucoup. Les femmes que nous avons interviewées citent démesurément le manque de confiance et le fait que contrairement aux hommes, elles n’acceptent pas toutes les demandes d’entrevues, surtout quand elles ne sont pas expertes sur le sujet. Au contraire, elles ont l’impression que les hommes ont beaucoup moins de réticences à s’exprimer sur un sujet qui ne relève pas de leur domaine principal d’expertise.
Les femmes devraient-elles apprendre à dire oui plus souvent? Oui et non. En fait, il est dangereux de dire que la cause est individuelle lorsqu’elle est avant tout systémique. Il ne suffit pas de dire aux femmes «aidez-vous vous-même» et «faites vous plus confiance». Le manque de confiance et le sentiment d’imposteure vient surtout du fait que les hommes sont surreprésentés dans les médias et donc que l’on associe l’expertise à un trait avant tout masculin. L’expertise peut aussi être féminine – ou féministe.
Il faut que les journalistes fassent un effort, que les employeurs (universitaires et autre) offre du support en temps et en formation pour les femmes qui désirent avoir une voix dans les médias, et que le public soit conscientisé à cette différence de parité dans les médias. Il faut aussi que les hommes apprennent à dire non aux demandes d’entrevues. Ou encore mieux, qu’ils réfèrent à une femme qui a autant sinon plus d’expertise qu’eux sur le sujet qui leur est demandé. Il faut parfaire la formation des femmes «expertes», mais aussi changer notre perception des femmes comme moins capable d’expertise.