« No Future », me suis-je dit en me rappelant la maxime des anarcho-punks des années 1970 et 1980. Nous avions donc raison, me suis-je aussi dit, même si la planète sera finalement détruite par la surconsommation et la surproduction industrielle, et non par un hiver nucléaire.
Idées anarchistes au XIXe siècle
Ce ne sera pas la première fois que les anarchistes auront eu raison avant (presque) tout le monde. Quiconque s’intéresse sérieusement à leur histoire découvre qu’au XIXe siècle, des anarchistes se mobilisaient contre le service militaire et la peine de mort, contre le travail des enfants et les punitions corporelles dans les écoles, contre la barbarie des corridas, mais aussi pour le végétarisme, pour des bibliothèques publiques et l’école mixte et gratuite pour tout le monde, pour une journée de travail salarié limitée à 8 heures, pour le droit des femmes à disposer de leur corps. L’anarchiste Emma Goldman a connu la prison pour avoir diffusé de l’information au sujet de la contraception, un geste illégal à l’époque.
Des anarchistes défendaient et pratiquaient « l’amour libre », soit la libre association amoureuse et sexuelle en tout temps résiliable. Cela paraissait scandaleux et pathologique pour les libéraux et les républicains d’alors. Aux États-Unis, l’anarchiste Moses Harman a été condamné aux travaux forcés pour obscénité et immoralité, après avoir dénoncé le viol conjugal, dans son journal Lucifer, The Light-Bearer (Lucifer, Le Porteur de Lumière) alors que la loi imposait le « devoir conjugal ». Notons qu’au Canada, ce n’est qu’en 1983 que la loi condamne un viol dans le cadre d’un mariage, et en 1990 en France. Des anarchistes dénonçaient la criminalisation de la prostitution, mais aussi la pathologisation et la criminalisation de l’homosexualité, considérée alors à la fois comme une maladie et un crime par les libéraux et les républicains.
Évidemment, l’ensemble des anarchistes ne défendaient pas toutes ces causes, qui étaient aussi défendues par quelques personnes qui n’étaient pas anarchistes. Mais bien des libéraux et des républicains modérés considéraient alors l’anarchisme comme une doctrine irrationnelle et immorale, et même contraire à la nature humaine, justement parce que des anarchistes défendaient ces causes. Or la plupart d’entre elles n’apparaissent plus aujourd’hui si scandaleuses. En fait, bien des États libéraux et républicains ont adopté plusieurs de ces principes, un siècle après avoir emprisonné, exilé et même assassiné tant d’anarchistes qui les défendaient.
Anarchistes des années 1970 et 2000
Il est plus difficile de savoir quelles idées ou pratiques des anarchistes d’aujourd’hui seront adoptées dans 50 ou 100 ans par les libéraux et les républicains. Si la civilisation humaine existe encore, évidemment. Au tout début des années 2000, cela dit, des anarchistes proposaient déjà ce qui est maintenant repris par les institutions officielles, entre autres la reconnaissance que nous vivons sur des terres autochtones volées et non cédées, la mise à disposition de toilettes non genrées (qu’on retrouve maintenant dans des universités et des cégeps), ou encore le déchétarisme, la récupération de nourriture encore comestible mais pourtant jetée dans les poubelles (dumpster diving). Les anarchistes étaient contre la criminalisation du cannabis bien avant que le Parti libéral du Canada décide de sa légalisation dans le cadre d’un monopole d’État. Les anarchistes d’aujourd’hui sont aussi pour un logement pour toutes et tous, pour l’abolition des prisons et des frontières, pour la fin du capitalisme…
Ici encore ces idées et ces pratiques sont aussi portées par quelques individus qui ne sont pas anarchistes, et l’ensemble des anarchistes ne les ont pas en partage. Mais elles sont cohérentes avec la philosophie anarchiste, soit de proposer l’autonomie individuelle et collective, ce qui signifie des organisations politiques et sociales libertaires, égalitaires, solidaires et sécuritaires, et donc sans chef et sans hiérarchie.
Anarchisme et climat
Des anarchistes ont aussi entendu et pris au sérieux, dès les années 1950 et 1960, les scientifiques qui annonçaient que la surproduction industrielle allait détruire la planète. Ainsi pouvait-on lire dans le journal Anarchy, ces propos de l’anarchiste Murray Bookchin :
Mais l’histoire n’offre aucun précédent comparable, en ampleur et en gravité, aux ravages causés par l’homme — ni aux revanches prises par la nature — depuis le début de la Révolution industrielle […]. Comme l’impérialisme, c’est à l’échelle du globe que s’étend aujourd’hui la destruction de l’environnement. […] Le parasitisme de l’être humain moderne ne se limite pas à perturber l’atmosphère, le climat, les ressources hydriques, le sol et la faune d’une région ; il corrompt pratiquement tous les cycles fondamentaux de la nature et menace la stabilité de l’environnement à l’échelle planétaire .»
Il écrivait cela en 1965. Soit 6 ans avant la naissance de Justin Trudeau et 12 ans avant celle d’Emmanuel Macron.
Il précisait aussi que « la quantité de dioxyde de carbone que dégage chaque année l’utilisation des combustibles fossiles (pétrole et charbon) » et qu’elle « va donner naissance à des perturbations atmosphériques de plus en plus dangereuses et risque, à terme, de provoquer la fonte des calottes glaciaires des pôles et la submersion de vastes étendues de terre ».
En 1965… Il n’y a aucune satisfaction à déclarer « On vous l’avait dit! », puisqu’il importe peu d’avoir eu raison avant tout le monde, si le monde va disparaitre.
Il n’en reste pas moins que la civilisation humaine aurait plus de chance de survivre s’il y avait plus de punks et moins d’actionnaires de grandes compagnies, s’il y avait plus d’anarchistes et moins de propriétaires de voitures, s’il y avait plus de squats et moins d’aéroports…
Mais peut-être que cette civilisation ne mérite que de s’effondrer, comme le pensent d’ailleurs bien des punks!