C’est à partir des années 1960-1970 au Québec que les féministes commencent à parler de travail invisible, soit le travail de soin que les femmes font dans l’ombre depuis des millénaires, ce qu’on appelle aussi le «travail de care». Plus récemment, ce sont les conséquences sur la «charge mentale» des femmes qui sont dénoncées, alors que l’enjeu a notamment été popularisé par la bédéiste Emma.

L’atelier «Perspectives féministes sur les alternatives économiques : dialogue intergénérationnel» donné dans le cadre de la conférence de la Grande Transition qui s’est déroulée à Montréal en mai dernier, était l’occasion de réunir des féministes de différentes générations pour réfléchir aux alternatives féministes à la crise sociale, économique et écologique actuelle, et à la place du travail invisible des femmes dans ce système. Mais aussi, se souvenir que ces revendications ne datent pas d’hier et que nombre d’entre elles ont été ignorées par les pouvoirs en place.

La Marche des femmes de 1995 : un devoir de mémoire

En 1995, un événement sans précédent ébranle le Québec. La Fédération de femmes du Québec organise sa grande marche Du pain et des roses, une marche des femmes pour dénoncer la pauvreté. Élisabeth Germain, qui travaille alors dans un centre pour femmes violentées à Rimouski, était parmi les marcheuses. «Pendant dix jours, quelques 800 femmes ont sillonné le Québec, et chaque journée portait une revendication détaillée pour faire pression sur le gouvernement Parizeau», résume-t-elle.

Parmi les revendications, les féministes demandent un programme d’infrastructures sociales qui puissent agir comme levier vers l’autonomie des femmes. En bref, il s’agit de reconnaître le travail de soin, trop souvent fait par des femmes, précaires et/ou racisées, avec des emplois accessibles dès maintenant aux femmes. Plus globalement, les féministes demandent au gouvernement de prendre en compte les retombées sociales d’un projet. À l’aube du saccage néolibéral de l’État providence, elles dénoncent le dogme d’une économie qui ne se pense qu’en termes financiers.

À la fin de leur périple, des milliers de personnes accueillent les marcheuses devant l’Assemblée Nationale. Dès l’année suivante, le gouvernement organise un Sommet sur l’économie et l’emploi, qui devait être «déterminante pour le devenir social et économique du Québec», et met en place le Chantier de l’économie sociale.

Économie sociale : histoire d’un échec

«La réponse gouvernementale a été très décevante», résume Mme Germain, militante féministe et antiraciste. Le programme d’infrastructures sociale est devenu «l’économie sociale», et a plutôt donné place à des emplois mal rémunérés et avec une faible protection sociale pour les femmes. «C’est comme avec l’austérité aujourd’hui, l’économie sociale a été un partage de la pauvreté plutôt qu’un partage des richesses», souligne la militante. Denyse Côté, professeure au Département de travail social de l’Université du Québec en Outaouais (UQO), abonde dans le même sens. Le Chantier de l’économie sociale s’est développé dans «une vision très androcentrique du travail, qui n’incluait pas le travail gratuit invisible des femmes», selon elle.

«C’est comme avec l’austérité aujourd’hui, l’économie sociale a été un partage de la pauvreté plutôt qu’un partage des richesses»

En outre, les critères de rentabilité sociale ont été écrasés par le dogme de la rentabilité économique, selon la vision néolibérale «qui fait une césure entre l’économique et le social», poursuit Mme Côté. Les groupes féministes tels que les centres pour femmes ne correspondaient plus aux critères de l’économie sociale, puisqu’ils ne généraient pas de revenus, les excluant du financement.

En fait, le mouvement féministe n’a rien retiré du Chantier de l’économie sociale, poursuit celle qui était à l’époque à la Table de concertation régionale des groupes de femmes dans l’Outaouais. «Les groupes féministes se sont même retirés du Chantier. Autrement dit les groupes féministes ont fait la job pour sensibiliser le gouvernement, mais les retombées sont allés au Chantier».

Faire de l’économie sur le dos des femmes

Si ces féministes gardent un souvenir amer de cette période très mouvementée pour le Québec, les enjeux soulevés restent d’actualité aujourd’hui. «Si on veut parler des alternatives féministes au capitalisme, dans une volonté de mettre le care et le bien-vivre au coeur de la société, il faut passer par une analyse critique de l’économie sociale telle qu’elle s’est développée», avance Louise Boivin, professeure au département de relations industrielles de l’UQO.

«Si on veut parler des alternatives féministes au capitalisme, dans une volonté de mettre le care et le bien-vivre au coeur de la société, il faut passer par une analyse critique de l’économie sociale telle qu’elle s’est développée»

Alors jeune journaliste féministe et militante libertaire, elle avait publié un article intitulé «L’économie sociale contre les femmes» (journal Rebelles, 1995), et affirmait que l’économie sociale du gouvernement péquiste s’inscrivait dans « un nouveau pacte social pour le néo-libéralisme».

«Il faut se rappeler que quand l’économie sociale s’est développée au Québec, et ce avec une emphase importante dans les services d’aide à domicile, c’était en contexte de démantèlement des services publics», insiste-t-elle.

Le gouvernement réformait complètement le système de santé afin de réduire les séjours en milieu hospitalier. Ce «virage ambulatoire» était une façon pour le gouvernement de faire économiser des sommes importantes à l’État. Dans un contexte de vieillissement de la population, les besoins de services à domicile se faisaient (et se font toujours) criant.*

La crise généralisée du care

Élisabeth Germain ne cache pas son pessimisme. Dans le domaine de l’accompagnement du soin, ou encore des problèmes de santé mentale au travail, cette militante chevronnée observe qu’il n’y a plus de gains, seulement des reculs.

Élisabeth Germain ne cache pas son pessimisme. Dans le domaine de l’accompagnement du soin, ou encore des problèmes de santé mentale au travail, cette militante chevronnée observe qu’il n’y a plus de gains, seulement des reculs. «On regarde les infirmières s’épuiser … On est toute en train de se brûler. Ce qu’on demande, c’est d’arrêter de se brûler», lâche-t-elle en entrevue téléphonique suite à la conférence.

Celle qui a pris part à la marche de 1995 qui présentait des revendications claires au gouvernement, constate aujourd’hui que des jeunes féministes réfléchissent plutôt à des perspectives en dehors du système. «Il y a 25 ou 30 ans, on pouvait encore espérer avoir des réponses positives à nos revendications, mais aujourd’hui, dans le contexte austéritaire et néolibéral, il n’y a plus aucune écoute gouvernementale», poursuit celle qui se présente aujourd’hui pour Québec solidaire dans Charlesbourg à Québec, dans le but de faire de l’éducation politique populaire. «Les luttes pour l’amélioration du soin des personnes sont plus difficiles parce qu’il n’y a plus d’espace de participation dans le système actuel pour discuter cette question», dit-elle.

Mme Germain croit qu’il n’y a plus grand chose à espérer du système concret actuel, sinon d’exiger le strict minimum à l’État : un meilleur accès aux services publics, à la santé, une augmentation du salaire minimum. «Le système est rendu beaucoup trop formaté; on n’a plus d’espaces pour déployer ce qui nous tient à cœur, comme les rapports interpersonnels, les soins auprès des personnes, etc». Elle comprend les jeunes féministes qui réfléchissent déjà à une société du commun qui sortirait des sentiers battus.

Quelle place revient au care dans la société de demain?

Les conférencières féministes Maude Prud’homme et Catherine Beau-Ferron ont justement présenter des exemples de micro communautés autonomes qui vivent «en dehors» du système. Mais derrière ce mythe du retour à la terre, elles ont souligné la résurgence d’une division sexuelle du travail au sein de ces petites communautés, en plus de la lourdeur de porter, seules, autant d’idéaux politiques. Des femmes qui assistaient à la conférence ont aussi souligné que ces communautés marginales ne pourraient répondre à la crise généralisée du care.

Pour Elsa Beaulieu Bastien, jeune chercheure de l’Université de Concordia qui s’intéresse à la division sexuelle du travail et ses liens avec les enjeux écologiques, il est urgent de repenser les rapports de travail du care dans le système capitaliste. «On est dans une crise du care qui est généralisée, et ça va aller en s’empirant», avance-t-elle. Elle croit qu’il faut aller vers une démarchandisation des besoins fondamentaux, surtout en matière de logement et de nourriture. «C’est le socle de notre dépendance à notre revenu monétaire. La nourriture c’est d’autant plus fondamental et urgent qu’elle est 99% basée sur l’exploitation du pétrole», a-t-elle expliqué.

Pour Mme Beaulieu Bastien, il faut donc complètement repenser notre système alimentaire si on veut penser une transition post capitaliste réaliste. «Il faut garder une optique féministe émancipatrice, et ne pas se faire rouler dans la farine comme ce fut le cas dans le passé avec la Marche des femmes», lance-t-elle, optimiste. Et Denyse Côté de préciser : «On ne s’est pas fait roulée dans la farine; les résistances ont été écrasées.»

«Il faut garder une optique féministe émancipatrice, et ne pas se faire rouler dans la farine comme ce fut le cas dans le passé avec la Marche des femmes»

Alors que la crise du care est aujourd’hui plus grande que jamais, ces perspectives féministes continuent d’être ignorées. Pourtant, lorsqu’on réfléchit au devenir social, économique et écologique de l’humanité, le care et le bien-vivre devraient être au coeur de la réflexion vers une société du commun. Dans cette conférence de la Grande Transition, un événement rassemblant des centaines de personnes s’intéressant à un monde post-capitaliste, la salle était bondée de femmes. Trois hommes tout au plus étaient venus écouter ce que ces conférencières avaient à dire.